27 novembre 2008

[Maurrassiana n°9] Henri Lemoine, Charles Maurras et le carlisme - par Yves Chiron

Maurrassiana - Octobre-Décembre 2008 - 3ème année – n° 9
La querelle dynastique survenue en Espagne après la mort de Ferdinand VII (1833) a intéressé la presse française parce que la France avait connu, par la révolution de 1830, une situation très proche : le roi légitime, Charles X, avait été contraint d’abdiquer et la branche cadette, en la personne de Louis-Philippe d’Orléans, avait accédé au trône. La querelle dynastique entre « légitimistes » et « orléanistes » durera jusqu’à la mort du représentant de la branche aînée des Bourbons, le comte de Chambord, en 1883. L’opposition entre légitimistes et orléanistes français ne recouvrait pas qu’une querelle dynastique, mais correspondait aussi à une vision différente de ce qu’est la monarchie. À la conception légitimiste de la monarchie — une monarchie traditionnelle, chrétienne et organique — s’opposait la conception orléaniste : une monarchie qui acceptait certains acquis de la Révolution de 1789 et une pratique pragmatique du pouvoir.
La guerre qui a opposé les partisans de la reine Isabelle, fille de Ferdinand VII qui n’avait que trois ans, au prétendant Don Carlos, frère de Ferdinand VII, a intéressé aussi l’opinion publique parce que la France a pris parti dans la première guerre carliste. Louis-Philippe a apporté son soutien à la Régente, mère d’Isabelle, contre Don Carlos. En 1835, il a envoyé un corps expéditionnaire de 4.000 hommes, sous le commandement du général Degrelle. Les troupes françaises combattront les troupes carlistes jusqu’en 1837.
Pourtant, comme l’a remarqué un des rares historiens français du carlisme, « la bibliographie française sur le carlisme est peu abondante. […] elle ne comporte aucun ouvrage de large portée »[1].
On peut signaler quand même quelques ouvrages contemporains de la première guerre carliste (1833-1840).
Cette première guerre n’est pas terminée qu’un Français évoque, dans un récit épique, la mort héroïque du chef carliste, Don Tomas Zumalacarregui : Alexis Sabatier, « Tio Tomas ». Souvenirs d’un soldat de Charles V (Bordeaux, 1836). L’ouvrage n’est pas anodin parce que Sabatier a fait partie de ces quelques centaines de légitimistes français qui ont rejoint l’Espagne pour combattre aux côtés des carlistes.
On signalera encore le vicomte Alphonse de Barrès Du Molard qui a publié des Mémoires sur la guerre de Navarre et des provinces basques, depuis son origine en 1833, jusqu’au traité de Bergara en 1839 (Paris, 1842). De Barrès a été, lui aussi, parmi les volontaires français aux côtés des carlistes.
Enfin, Victor Doublet, auteur de romans populaires, publiera une Vie de S.M. don Carlos V de Bourbon, roi d’Espagne (Bourges, 1841) dont le titre dit, de lui-même, dans quel camp l’auteur se rangeait.
Henri Lemoine
Dans les derniers temps de la troisième et dernière guerre carliste (1872-1876), un légitimiste français, Henri Lemoine – il était avocat et rédacteur en chef du Courrier de la Dordogne – va multiplier les brochures pour défendre le carlisme. Il le fait au regard du droit dynastique et en fonction des principes.
Après l’intermède de la Première république espagnole (1868-1874), la monarchie avait été rétablie en faveur d’Alphonse XII grâce au pronunciamento de Martinez Campos, le 29 décembre 1874. Cette restauration, en faveur de la branche qu’ils jugeaient illégitime, semblait sonner le glas des carlistes.
Quelques mois plus tard, Henri Lemoine publie Don Carlos, roi légitime (Paris, 1875). Il explique que Don Carlos (« Charles VII »), est le roi légitime de l’Espagne « en vertu de la constitution fondamentale du royaume » ; tandis qu’Alphonse XIII ne tient son pouvoir que du « succès d’un pronunciamento » et par « la seule espérance du parti libéral de faire à sa guise la révolution en Espagne »[2].
Henri Lemoine fait l’éloge de la loi de succession espagnole, approuvée par les Cortès en 1713, et il la qualifie de loi de « succession quasi-salique ». Il estime que Ferdinand VII, en n’appliquant pas l’antique tradition successorale, « a sacrifié le bonheur de l’Espagne à son aveugle tendresse pour sa fille, pour sa quatrième femme et pour sa mère. Trois femmes l’ont emporté sur l’intérêt de la patrie »[3]. Les droits de Don Carlos « ont été violés » et en lui « s’incarne la patrie sacrifiée ».
Victor Gay, qui analysait « La pragmatique de 1789 » dans le même ouvrage, estimait quant à lui : « Les libéraux détestaient dans Don Carlos son attachement à la religion catholique, et son respect pour les vieilles franchises espagnoles. Ils ont abusé de la faiblesse et de la maladie du roi (Ferdinand VII), pour lui arracher une promesse contraire aux intérêts du royaume »[4].
Ces analyses mêlaient considérations juridiques (dynastiques) et jugement politique. Un an plus tard, Henri Lemoine publie un autre opuscule pour montrer que légitimistes français et carlistes espagnols combattent au nom des mêmes principes[5].
La dernière guerre carliste avait pris fin depuis peu, le 28 février 1876. La « brochure de propagande », à « 5 centimes l’exemplaire », de Lemoine défendait la cause carliste et, surtout, visait à montrer aux légitimistes français que cette cause est identique à la leur.
« Nous sommes légitimistes pas principe, nous sommes carlistes par principe » écrit-il. Lemoine refuse l’abandon des principes. C’est l’abandon des principes, écrit-il, « qui a rouvert en 1830 l’ère des révolutions, qui a permis à certains esprits de se rallier, sans scrupule à tous les gouvernements »[6]. Dans un propos qui rappelle les déclarations du comte de Chambord, Henri Lemoine écrit : « Seuls les principes peuvent sauver les nations »[7].
La défense des principes peut amener à prendre les armes pour s’opposer à un pouvoir illégitime : « il y a des cas où la prise d’armes est un devoir »[8]. En défendant les principes dynastiques, Don Carlos a défendu l’Espagne-même. « C’est contre une suite de gouvernements révolutionnaires que Charles VII a défendu la nationalité espagnole »[9] ; l’alphonsisme n’est qu’une « forme nouvelle de la Révolution »[10].
Henri Lemoine compare les combattants des guerres carlistes aux combattants vendéens et chouans qui, à l’époque de la Révolution française, ont pris les armes pour défendre Dieu et le Roi. Il écrit : « L’éternel honneur de la France sera d’avoir eu des combats de géants pour Dieu et le Roi ; et les Vendéens, qui se révoltèrent contre la Convention, pouvoir parfaitement légal dans le sens qu’on donne à ce mot au point de vue des faits accomplis, resteront des héros et des martyrs de la foi catholique et royaliste. »
La similitude entre carlisme espagnol et légitimisme français provient de l’identité des principes qui animaient les deux révoltes.
Maurras, l’Espagne et le carlisme
Une génération plus tard, Charles Maurras, regardera l’Espagne avec sympathie, comme une « sœur latine », espérant « la renaissance de cette grande et noble nation espagnole dont nous avons toujours désiré l’amitié »[11].
La vision maurrassienne de la monarchie correspond tout à fait à celle des carlistes. Maurras l’a définie en une formule devenue célèbre : une monarchie « héréditaire et traditionnelle, antiparlementaire et décentralisée ». L’hérédité est le pivot, et pour ainsi dire la condition, des autres caractéristiques de la monarchie.
Dans le fameux « Discours préliminaire » de son Enquête sur la monarchie, Maurras définit la démocratie comme foncièrement anti-héréditaire : « La loi de la démocratie est d’exclure l’hérédité ; elle se déclare le gouvernement du plus grand nombre : tantôt césarienne ou plébiscitaire, elle est le gouvernement du chef unique élu par ce nombre ; tantôt, républicaine, elle veut être le gouvernement de tous par tous, et elle est en réalité le gouvernement de plusieurs que le nombre est censé avoir choisis. »
La monarchie, elle, vaut d’abord par le principe d’hérédité : « la restauration de la royauté légitime vaut par la promesse d’autorité indépendante, faiseuse d’ordre et de paix, qui est contenue dans la loi qui transmet la souveraineté de mâle en mâle par ordre de primogéniture. Il n’y a presque point d’outrance à dire comme le faisait l’un de nous à des royalistes portugais et hongrois : — Qu’est-ce que la royauté ? L’hérédité de la couronne. Qu’est-ce que l’hérédité ? La loi de succession.[12] »
Pour Maurras, depuis la mort, sans héritier, du comte de Chambord, en 1883, la question dynastique était réglée en France. La famille d’Orléans était devenue la Maison de France et Maurras s’est mis au service des prétendants successifs appartenant à cette branche cadette des Bourbon : Philippe VIII, duc d’Orléans ; Jean III, duc de Guise ; Henri VI, comte de Paris.
Maurras se garda de prendre parti publiquement dans la querelle dynastique espagnole. Mais il était trop intéressé par l’Histoire pour ne pas mesurer l’importance du principe incarné par Don Carlos. Il l’a écrit alors qu’Alphonse XIII régnait encore : « dans cette Espagne où le droit de Castille, le droit indigène, fonde la succession en ligne féminine, qui donc fut pendant très longtemps l’unique champion des traditions les plus anciennes et les plus chères du pays, de ses fueros sacrés ? Ce fut l’héritier de la loi salique, le tenant du droit bourbonien ! Ce fut don Carlos ! »[13].
Maurras jugeait sévèrement la monarchie qui, entre les deux républiques, avait été restaurée. Il estimait que durant les règnes d’Alphonse XII (déc. 1874-1885) et d’Alphonse XIII (1886-1931) « la pauvre Espagne » a été « la victime claire et certaine » d’un régime « dit libéral, en réalité parlementaire », imité de la monarchie anglaise où le roi règne mais ne gouverne pas[14].
Pourtant, après la révolution de 1931 et l’instauration de la Seconde République espagnole, Maurras plaidera pour le rétablissement de la monarchie en Espagne : « Une Monarchie, seule, est capable d’entreprendre la grande œuvre de restauration de l’Espagne.[15] »
Lors de la guerre civile qui déchira, de façon si sanglante, l’Espagne — entre 1936 et 1939 —, Maurras se rangea d’emblée aux côtés des nationalistes. En 1938, il se rendit en Espagne pour saluer Franco et son combat national contre la Révolution ; c’est, dit-il, le combat de « la civilisation occidentale contre l’anarchie et la barbarie » [16].
Dès cette époque, il espérait que le Caudillo serait le restaurateur de la monarchie en Espagne, comme le fut, en Angleterre, le général Monk, en 1660, après la première révolution anglaise.
Après la mort d’Alfonso Carlos (le 29 septembre 1936), sans descendance mâle directe, la question dynastique en Espagne semblait pouvoir trouver une solution. A quelques semaines de la victoire nationaliste, Maurras espérait une réconciliation entre carlistes et alphonsistes : « l’avenue des bons succès nous semble ouverte par la réconciliation des Carlistes et des Alphonsistes : le droit de Castille et le droit de Bourbon, incarnés au même infant, les conditions politiques semblent d’accord avec la circonstance juridique pour élever, suivant une vieille définition de notre Enquête sur la monarchie, un prince héréditaire, supérieur aux assemblées, mais auprès duquel des assemblées représenteraient les vœux du pays, et qu’on nommerait ainsi un “César avec des fueros“, soit un César sans césarisme, — chef national ne partageant avec personne son autorité, mais dont l’autorité rencontrerait sa limite naturelle dans les “forts“ ou les droits du pays.[17] »
Charles Maurras ne pouvait imaginer que Franco retarderait tant la restauration de la monarchie. Il lui paraissait « exclu » qu’après tant de crises au XIXe et dans le premier tiers du XXe siècle, l’Espagne renoue avec une monarchie de « régime dit libéral, en réalité parlementaire »[18]. C’est pourtant ce qui se passera en 1975.
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[1] Joseph Zabalo, Le carlisme. La contre-révolution en Espagne, Biarritz, J & D Editions, 1993, p. 227.
[2] Id., p. 5.
[3] Ibid., p. 12.
[4] Ibid., p. 21.
[5] Henri Lemoine, Légitimistes et carlistes, Paris, 1876.
[6] Id., p. 4.
[7] Ibid., p. 6.
[8] Ibid., p. 9.
[9] Ibid., p. 11-12.
[10] Ibid., p. 14.
[11] Action française, 19 février 1939.
[12] Charles Maurras, Enquête sur la monarchie, N.L.N., 1924 (éd. définitive), p. LXXXV.
[13] Action Française, 22 janvier 1910, repris dans Dictionnaire politique et critique, Paris, A. Fayard, 1933, t. V, p. 81 (art. « Roi »).
[14] Action française, 19 février 1939.
[15] Action Française, 19 février 1939.
[16] Il racontera ce voyage et les conclusions qu’il en a tirées dans un livre : Vers l’Espagne de Franco, Paris, 1943.
[17] Action Française, 19 février 1939.
[18] Id.