Maurrassiana - Avril-Juin 2009 - 4èmeannée – n° 11
La condamnation de l’A.F. toujours en question - par Jean Madiran - I.
Les Editions BCM (Bulletin Charles Maurras) ont publié au printemps deux opuscules qui renouvellent sensiblement l’état de la question concernant la « condamnation » de l’Action française par Pie XI en 1926 (condamnation levée par Pie XII en 1939).
• Renouvellement ? La pièce principale en est la publication en opuscule d’Une opinion sur l’Action française, vaste article de l’abbé Victor-Alain Berto paru dans la revue Itinéraires en… 1968 ! La nouveauté est pourtant réelle. Elle consiste en ce que cette importante contribution n’avait jusqu’ici nullement retenu l’attention de ceux qui monopolisent l‘état de la question, les auteurs d’ouvrages fort érudits, d’apparence universitaire, qui savent sur Maurras tout sauf ce qu’il faudrait savoir, les Huguenin, Prévotat, Giocanti, Prévost, etc., pour lesquels un travail paru dans la revue Itinéraires est par définition méprisable. Grâce à Yves Chiron et à Émile Poulat, l’abbé V.-A. Berto est enfin à sa place, au premier rang des témoins et commentateurs de l’affaire.
• L’ « opinion » exposée par l’abbé Berto rend justice à la fois aux motivations uniquement « religieuses » affirmées par Pie XI et aux libertés « politiques » réclamées avec raison par Maurras. Oui, la condamnation de l’Action française a bien été prononcée pour des raisons « religieuses », mais ces raisons religieuses n’étaient pas « doctrinales » (nous dirions aujourd’hui qu’elles étaient « pastorales »). C’est ce qui explique que Pie XII ait pu, au grand scandale des démocrates-chrétiens, lever la condamnation en 1939 sans qu’aucune rétractation doctrinale soit exigée.
• La thèse de l’abbé Berto, commentée par Yves Chiron et par Émile Poulat, est très convaincante dans l’ensemble. Un point cependant, me semble-t-il, demeure méconnu. Oui certes, les vraies raisons de Pie XI étaient religieuses mais non point doctrinales. Oui encore, Pie XI affirmait sa volonté sans expliquer ses raisons. Mais cela n’est vrai qu’à partir de décembre 1926 (et le restera jusqu’au bout). Auparavant il y avait eu, le 25 août, l’intervention fracassante du cardinal Andrieu et, le 5 septembre, son approbation publique et sans réserve par Pie XI.
• Si l’on considère l’intervention initiale du cardinal Andrieu comme une simple « maladresse » que Pie XI ne pouvait éviter d’ « assumer », on peut en effet tourner la page sur cet épisode regrettable et faire comme si le sérieux de l’affaire commençait seulement avec l’allocution consistoriale du 20 décembre 1926. Mais les accusations du Cardinal étaient énormes et terribles : l’Action française veut rétablir l’esclavage, elle supprime toute distinction entre le bien et le mal, elle est amorale, athée, anticatholique (etc.). Le Pape approuva cette énumération de griefs : « Votre Eminence énumère et condamne avec raison des manifestations d’un nouveau système religieux, moral et social… » Ne serait-ce point-là du doctrinal ? Mais un doctrinal tellement démesuré, déjanté, incroyable, que le Saint-Siège n’y est jamais revenu. Cependant scripta manent, quand ils n’ont pas été rétractés.
• Les accusations du cardinal Andrieu dont Pie XI approuva l’énumération n’étaient point des maladresses ni des exagérations, mais des contre-vérités et, pour parler exactement, d’atroces calomnies, des diffamationsassassines, qui n’ont pas été officiellement réitérées par la suite, mais qui n’ont pas été démenties non plus, c’est-à-dire qui n’ont pas été clairement rétractées (comme si les personnes qui composent la hiérarchie ecclésiastique n’étaient pas soumises à la loi naturelle). Ces calomnies doctrinales ont donc été continuellement professées telles quelles dans le clergé même après la levée de la condamnation par Pie XII : la preuve en est le cardinal Lustiger qui jusqu’à sa mort s’en est tenu aux accusations du cardinal Andrieu. Il dénonçait publiquement dans l’Action française, notamment en 1996 et en 1998, une « résurgence du paganisme le plus cynique et le plus dangereux ». Le plus cynique et le plus dangereux qui ait jamais existé !Bref, c’est toujours le « rétablir l’esclavage ». Or le cardinal Lustiger n’a pas été en cela une exception isolée, mais un relais et un chef de file.
Soixante-dix ans après la levée de la condamnation d’août-septembre 1926, ses effets nuisibles demeurent, par la volonté de ceux que Maurras a définitivement dénoncés comme, au sein de l’Eglise, de « cruels sectaires ».
II.
• La conséquence immédiate de la condamnation de l’Action française a été la domination idéologique, dans l’Église de France, d’une tendance « démocrate-chrétienne » fascinée par la modernité et tournée vers le dialogue avec la gauche socialo-communiste. À ses yeux Pie XII fut d’emblée suspect par sa levée de la condamnation, et cette suspicion fut plus tard confirmée par sa canonisation de saint Pie X. Sous cette influence directe ou indirecte, des personnalités ecclésiastiques ultérieurement appelées aux plus hautes charges ont pu faire leurs études, à Rome même, sous Pie XII, sans rien apercevoir d’autre, chez ce souverain pontife, que sa supposée partialité rétrograde.
• L’exemple du cardinal Lustiger, que j’ai cité hier, montre bien comment l’opinion ecclésiastique dominante, dès l’origine et jusqu’à maintenant, n’a rien retenu d’autre, dans la condamnation de l’Action française, que l’énumération des griefs épouvantables du cardinal Andrieu et l’approbation sans réserve, par Pie XI, de cette énumération. Dès lors, la levée de la condamnation par Pie XII paraissait forcément une regrettable, une scandaleuse et injuste faveur.
• La systématique suspicion démocrate-chrétienne s’était très vite étendue à tout ce qui semblait « proche » de l’Action française, c’est-à-dire en fait à l’ensemble des catholiques dits « de droite », ou plus exactement : « contre-révolutionnaires ». C’est ainsi que de grandes figures du catholicisme dans les domaines de l’art, de la littérature, de la philosophie, de l’action politique et sociale, n’ont pas reçu de l’épiscopat le soutien qu’elles méritaient, ou même ont vu leur influence marginalisée et leurs personnes ignorées ou méprisées dans les rangs du clergé diocésain et de l’Action catholique à partir de 1926-1927. Parmi les morts on peut citer notamment le général de Castelnau (1851-1944), Jean Lecour-Grandmaison (1883-1974), Henri Charlier (1883-1975), Henri Massis (1886-1970), André Charlier (1895-1971), La Varende et Pourrat (tous deux 1887-1959), Henri Rambaud (1899-1974), Luce Quenette (1904-1977), Louis Salleron (1905-1989), Marcel De Corte (1905-1994), Jean de Fabrègues (1906-1983), Alexis Curvers (1906-1992), Jean Ousset (1914-1994). Chacun d’eux mériterait toute une monographie sur la nature ou l’absence de ses rapports avec la hiérarchie ecclésiastique. Et je n’ai nommé là que des laïcs. Parmi les prêtres, on pourrait raconter le sort réservé au P. de Chivré, à l’abbé Berto, au P. Calmel, à l’abbé Raymond Dulac (etc.).
• Dans l’opuscule sur la condamnation (p. 46-48) et surtout dans son dernier livre Aux carrefours stratégiques de l’Église de France (p. 148-149), Émile Poulat distingue fortement deux écoles contre-révolutionnaires en France : la « contre-révolution politique de Joseph de Maistre à Charles Maurras », et ce qu’il appelle la « contre-révolution proprement catholique », dont l’origine est antérieure à Maurras : le P. de Clorivière, Louis Veuillot, Mgr de Ségur, le cardinal Pie. Ils sont loin d’être aussi oubliés aujourd’hui que le croit Poulat, mais bien sûr s’ils sont encore connus, et même étudiés, c’est surtout au sein de ce mouvement contre-révolutionnaire qui, observait René Rémond, n’a plus d’influence politique directe mais survit vigoureusement, disait-il, comme « école de pensée » catholique.
• « Au temps du cartel des gauches [à partir de 1924] comme vingt ans plus tôt au temps de la séparation [1905] », écrit Émile Poulat, il allait de soi que les autorités ecclésiastiques « préfère[nt] Maurras à Herriot ou Briand ». Mais « si on aime Maurras, on pense sans Maurras ». C’est bien possible. Il faut cependant compter aussi avec cette similitude d’esprit ou cette connivence intellectuelle entre « thomisme » et « maurrassisme » que dénoncèrent violemment démocrates-chrétiens et modernistes.
• La distinction et les différences justement indiquées par Poulat entre les deux courants contre-révolutionnaires sont allées s’atténuant, précisément dans et par l’Action française. Ils n’ont fait plus qu’un dans et par La Cité catholique de Jean Ousset. On s’en rend mal compte parce que c’est là l’une des graves déficiences des auteurs de la catégorie des Giocanti et des Huguenin : ils sous-estiment ou ils ignorent l’importance à la fois politique et religieuse de l’œuvre accomplie par Jean Ousset dans les années cinquante et soixante. La meilleure part sans doute en relève encore de ce que Balzac nommait l’envers de l’histoire contemporaine.
Jean MADIRAN
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Ce très pertinent commentaire de Jean Madiran est paru en deux articles, publiés dans le quotidien Présent (5 rue d’Amboise, 75002 Paris) les 31 juillet et 1er août 2009.
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Notes de lecture - par Yves Chiron
• François Marie ALGOUD, Le grand siècle de l’Action française, Éditions de Chiré (B.P. 1, 86190 Chiré-en-Montreuil), 484 pages, 60 euros.
F.M. Algoud achève, par ce volume, sa trilogie consacrée à Maurras et à l’AF, qui a commencé à paraître en 2004. Il s’agit essentiellement d’un recueil des « Faits chronologiques marquants de son histoire et de celle de la France, de 1859 à nos jours ». Livre de mémoire plus que d’histoire, utile, avec un index des noms.
• Lettres à Charles Maurras, Presses universitaires du Septentrion, 256 pages, 22 euros.
A. Callu et P. Gillet éditent les lettres envoyées à Maurras par certains de ses amis ou de ses proches. Ces correspondants sont classés par catégories : « les figures tutélaires » (Bainville, Montesquiou, Moreau, Vaugeois), « Les hommes de confiance » (de Vaulx, Schwerer), « Les intellectuels » (Brasillach, Maulnier), « Les ”bras armés” » (Pujo, Calzant, Lacour, Plateau, Real Del Sarte). Le classement est arbitraire, d’abord parce qu’il fait fi de la périodisation et du temps. Le compagnonnage, de plus de cinquante ans, entre Maurras et Pujo, n’est pas équivalant aux quelques années de relations directes entre Maurras et Brasillach. Certaines de ses lettres étaient déjà connues, d’autres sont inédites, tirées du Fonds Maurras aux Archives nationales. Les archives des correspondants auraient permis de préciser voire de corriger certaines affirmations, ainsi sur les conditions de la mobilisation de Maurice Pujo en 1915 qui furent le contraire de ce qui est dit.
• Guillaume GROS, Philippe Ariès. Un traditionaliste non-conformiste, Presses universitaires du Septentrion, 346 pages, 23 euros.
Il s’agit de la première biographie de Philippe Ariès, fondée sur ses écrits (dont on trouve une bibliographie exhaustive, y compris les articles), des archives diverses et des témoignages. Le sous-titre résume l’itinéraire d’Ariès : « de l’Action française à l’École des hautes études en sciences sociales ». Devenu un pionnier de l’histoire des mentalités et des sensibilités, Ariès a connu une évolution intellectuelle que Georges Laffly avait pointée avec une juste acribie dans Itinéraires (n°224, juin 1978, p. 150-156), lors de la parution de L’Homme devant la mort.
• AMICUS, Articles de politique religieuse, 1949-1952, Éditions CRC (10260 Saint-Parres-lès-Vaudes), 286 pages, 10 euros.
L’abbé Georges de Nantes a collaboré à Aspects de la France du 10 février 1949 au 20 juin 1952, sous le pseudonyme de Claude Seyssel puis d’Amicus. Il y tenait une chronique politique religieuse où Maurras reconnaissait une « doctrine » qui va « plus haut », qui prolonge « ce que les plus grands esprits qui nous ont porté quelque intérêt ont pensé et exprimé : Mgr de Cabrières, le cardinal Billot… ».
Les 117 articles rédigés par l’abbé de Nantes pour Aspects de la France sont publiés, y compris ceux qui avaient été refusés par l’hebdomadaire maurrassien.
• Le Coup d’État, sous la dir. de Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois, éditions François-Xavier de Guibert, 420 pages, 25 euros.
Résultat d’un colloque organisé en 2004 à l’Université de Caen, le volume contient des études diverses sur cette notion politique qui est aussi une réalité aussi vieille que l’histoire des institutions. Les idées de Maurras sur le sujet sont évoquées dans la communication de Christophe Boutin, « Coup d’État et contre-révolution » (p. 169-190). La célèbre brochure Si le coup de force est possible (1910) est longuement analysée mais il manque d’autres textes maurrassiens sur le sujet. Et surtout l’évocation historique du concept dans l’histoire de l’AF est trop rapide et se fonde principalement sur des auteurs qui ont rompu avec le mouvement (Bernanos, Rebatet, Bernanos) à cause de son supposé immobilisme. L’attitude de Maurras et de l’AF en février 1934 aurait dû être expliquée de manière plus développée (il y a matière à un petit livre).