11 janvier 2009

[Maurrassiana n°10] Du nouveau sur la condamnation de l’Action Française ? - par Yves Chiron

Maurrassiana - Janvier-Mars 2009 - IVe année - n° 10

[Maurrassiana] Du nouveau sur la condamnation de l’Action Française ? - par Yves Chiron

Philippe Prévost publie, sur la condamnation de l’Action Française en 1926, un gros livre de quelque 600 pages[1]. Venant après les quelque 750 pages de Jacques Prévotat[2], issues d’une thèse de doctorat, on pouvait se demander ce que Philippe Prévost était en mesure d’apporter de nouveau sur le sujet.

L’auteur reprend l’explication qu’avait donnée l’Action Française à l’époque : la condamnation par le Vatican, prétextant des motifs religieux, n’avait que des motifs politiques. Dans un de ses derniers chapitres, Philippe Prévost résume ainsi « les raisons réelles de la condamnation » : « une raison de politique intérieure : terminer le ralliement ; une raison de politique extérieure : obliger les catholiques à soutenir la politique de Briand, politique qui avait l’entier appui du Vatican » (p. 530).

Philippe Prévost déroule ses démonstrations en s’appuyant sur des sources nouvelles (certaines archives du Vatican, notamment) ou des sources qu’il présente comme nouvelles (le Diaire du P. de La Brière, déjà cité dans divers ouvrages et revues). La 4e de couverture du livre nous dit qu’il apporte « quantité de révélations ». Disons-le d’emblée, malgré l’apport de quelques pièces inédites et des éclairages nouveaux sur certains épisodes, Philippe Prévost n’arrive pas à convaincre complètement ou, plutôt, le plus souvent il interprète mal ce qu’il a trouvé ou ce qui était déjà bien connu.

Pie XI caricaturé

Avant d’aller au fond de la question, signalons diverses faiblesses de ce livre. La première, qui ne manquera pas de frapper le lecteur, est l’hostilité marquée, constante, à l’encontre de Pie XI. Une hostilité qui va jusqu’à la caricature, voire jusqu’au ridicule : le Pape aurait constitué avec les cardinaux Gasparri et Cerretti un « véritable tribunal révolutionnaire » pour condamner l’A.F. (p. 148). Pie XI est coupable d’un « viol des foules » (c’est le titre de la IIIe partie de l’ouvrage, p. 157). Il fait preuve d’un « délire répressif » (p. 204). Pie XI, comme Léon XIII, devraient être condamnés « non pas seulement pour crime contre la société civile, mais pour outrage envers Dieu » (p. 307).

Dans la même veine : « Pie XI a purement et simplement mis l’Evangile au service d’une politique, de sa politique » (p. 310), il a utilisé ses pouvoirs religieux « à des fins politiques, dévoyant ainsi totalement la religion » (id.). Philippe Prévost dénonce encore « un pape plus soucieux de politique que de religion » (p. 392), un pape « négligeant complètement le péché originel et l’enseignement de l’Eglise depuis le Christ » (p. 561).

Toutes ces formules, qui ne sont pas accidentelles, courent tout au long du livre. Elles sont indignes d’un historien et jettent la suspicion sur d’autres jugements et appréciations de l’auteur, qu’il s’agisse de son interprétation, complètement erronée, de ce qu’il appelle « le dogme du ralliement » ou de son analyse, très contestable, des positions de Pie XI en matière de politique étrangère.

Des sources incomplètes ou mal maîtrisées

Philippe Prévost avait déjà exploré les Archives du ministère des Affaires étrangères pour un précédent ouvrage sur le sujet[3]. Pour cette nouvelle étude, il a ajouté d’autres sources inédites : une petite partie des Archives du Saint-Siège sur le sujet et divers autres fonds, publics ou privés.

Cette exploration archivistique est méritoire, mais les archives ne suffisent pas si l’on ne maîtrise pas les sources imprimées, c’est-à-dire les études déjà réalisées sur les sujets qu’on étudie. Sur la condamnation de l’A.F., Philippe Prévost cite principalement la thèse de Jacques Prévotat, déjà mentionnée, et accessoirement deux tomes des Etudes maurrassiennes publiés en 1986. Il semble ne connaître aucun ouvrage de Jean Madiran sur Maurras. Il n’utilise ni ne cite le Bulletin Charles Maurras qui, dès son premier numéro, a publié des documents inédits sur la non-condamnation de 1914 et qui, ensuite, a abordé, à différentes reprises, la question de la condamnation de 1926 ; notamment en consacrant un dossier spécial à la thèse de Jacques Prévotat, avec, entre autres, une lumineuse étude d’Emile Poulat qui ne s’attardait pas, une énième fois, aux péripéties de l’affaire mais cherchait une compréhension plus profonde[4].

Philippe Prévost ne cite pas, même dans sa bibliographie, le numéro spécial que la revue Itinéraires avait consacré à Maurras en avril 1968, pour le centenaire de sa naissance. On ne peut tout lire et tout citer. Mais dans ce volume, réédité il y a quelques années[5], on lit, notamment, une analyse d’un très grand intérêt : « Une opinion sur l’Action française » par l’abbé Berto. L’abbé Berto n’était pas n’importe qui. Il avait été le disciple du P. Le Floch au Séminaire français de Rome. Il fut un théologien éminent, appelé comme tel au concile Vatican II par Mgr Lefebvre. Il est un éminent représentant de « l’esprit romain » (« un vétéran de la romanité » se définissait-il en 1968), ni maurrassien ni « intégriste »[6], mais assurément antilibéral et intransigeant.

Or, l’abbé Berto, dans l’étude citée, fait valoir que Pie XI a condamné l’A.F. « pour des motifs d’ordre spécifiquement, directement et immédiatement religieux » – on remarquera qu’il n’a pas dit « uniquement religieux », il n’a pas dit, non plus, « doctrinaux ». L’abbé Berto expliquait aussi : « Pie XI jugeait irrecevable la réduction de toute la science politique à n’être qu’une science empiriologique n’ayant avec la foi, la théologie et la morale catholique que des rapports extrinsèques, mais jouissant comme la physique ou la chimie d’une autonomie intrinsèque ».

Cette analyse des causes religieuses de la condamnation de l’A.F., Philippe Prévost ne la connaît pas, à moins qu’il n’arrive pas à en saisir la portée. Elle a été reprise, de nos jours, dans une approche plus didactique, par l’abbé Grégoire Celier ; Philippe Prévost semble l’ignorer aussi[7].

Sur Pie XI et son pontificat, les sources de Philippe Prévost sont d’une grande pauvreté. Il ne cite ni n’utilise aucune biographie de ce pape, française ou étrangère. Ce qui peut le conduire à écrire des erreurs. Par exemple : « Pie XI était étranger à la culture française » (p. 476). Or, avant qu’il ne soit pape, Mgr Ratti a séjourné à plusieurs reprises en France, pendant plus de vingt-cinq ans il a été aumônier des sœurs du Cénacle à Milan (dont un grand nombre étaient françaises) et il a publié certaines de ses études historiques directement en français.

Les sources de Philippe Prévost sur la politique étrangère de Pie XI sont d’une pauvreté affligeante : sur les rapports du Saint-Siège et de l’Allemagne nazie, par exemple, il ne cite qu’un ouvrage, révisionniste, sous pseudonyme, paru en Belgique en 1999. Philippe Prévost en vient à estimer que dans la célèbre encyclique contre le nazisme, Mit Brennender sorge (1937), « le racisme n’était condamné qu’avec de multiples précautions » (p. 408). Or, dans cette encyclique, Pie XI condamne fortement « le culte idolâtrique » de la race, « la vaine tentative d’emprisonner Dieu, le créateur de l’univers […] dans les frontières d’un seul peuple, dans l’étroitesse de la communauté de sang d’une seule race ».

On se demande parfois si Philippe Prévost a bien lu les textes de Pie XI qu’il évoque. Ainsi à propos des « associations cultuelles diocésaines », autorisées en France par l’encyclique Maximam Gravissimamque (18 janvier 1924), Philippe Prévost nous dit que cela « marquait la reconnaissance par l’Eglise de la loi de 1905 et par conséquent de la philosophie de cette loi à savoir que la religion devait se cantonner dans la sphère privée » (p. 89). Or, l’encyclique, si elle autorise la création des diocésaines comme un « remède destiné à éloigner des maux plus grands », réaffirme que la loi de séparation de l’Eglise et l’Etat de 1905 reste condamnée, rappel qui mécontentera le gouvernement français[8].

Enfin, dans l’utilisation des sources, on pourra reprocher à Philippe Prévost un manque d’esprit critique. Il prend pour agent comptant toutes les affirmations et analyses des diplomates français en poste à Rome, oubliant que ceux-ci ne sont pas des observateurs sans parti-pris et exactement informés, mais les représentants d’un gouvernement républicain qui défend ses intérêts.

Quand il s’agit de sources non-diplomatiques, le manque d’esprit critique amène parfois Philippe Prévost à accréditer des propos étranges. Ainsi, à deux reprises, à propos de Pie XII. En 1939, le Souverain Pontife aurait dit à l’abbé Lefèvre : « Je vous charge de remercier vos amis de leur courageuse résistance à une condamnation indue » (p. 529). Après guerre, il aurait dit à Edmond Michelet : « Si l’Action Française n’avait pas été condamnée, elle aurait constitué un rempart en face du nazisme et du communisme et cela aurait évité des millions de morts, le génocide des juifs et la domination par Staline de la moitié de l’Europe » (p. 555). Ces deux propos sont, pour le moins, étonnants et, le deuxième est d’une telle exagération qu’on peut douter de son authenticité. Les « témoins » ne sont pas infaillibles, ils peuvent amplifier, exagérer, déformer des propos entendus.

« Obliger les catholiques à soutenir la politique de Briand » ?

En voyant dans la politique étrangère de Pie XI une des causes de sa condamnation de l’A.F., Philippe Prévost reprend l’explication qu’avait donnée le mouvement monarchiste à l’époque. Le germanophile Pie XI aurait voulu, en condamnant l’A.F., écarter la principale force d’opposition à la politique étrangère d’Aristide Briand qui « avait été érigée en dogme au Vatican » (p. 339). Mais, quelques pages plus loin, l’auteur nous dit qu’il y a eu, longtemps, chez Pie XI une « volonté obstinée d’abaisser la France au profit de l’Allemagne » (p. 392).

Comment le Pape aurait-il pu concilier ces deux objectifs : soutenir la politique, pacifiste et européiste, de Briand et « abaisser la France » ? À moins de considérer que la politique de Briand consistait à « abaisser la France »...

En fait, le premier acte de la condamnation de l’A.F. – la lettre du cardinal Andrieu – a été porté sans que le gouvernement français en ait été informé et le « réquisitoire de Bordeaux » ne porte en rien sur des questions de politique étrangère. Pie XI, dans ses interventions ultérieures, ne les évoquera pas non plus.

Certes, Pie XI a cru possible, dans les années d’après-guerre, de construire une Europe nouvelle et il a pu croire, à un moment, que la politique menée par Briand pouvait contribuer à cette construction. Mais le pape n’a pas mené une « politique » pro-allemande, ou anti-française, ou pro-italienne.

Philippe Prévost nous dit que Pie XI, en matière de politique étrangère, comme dans la question de l’Action Française, « a confondu politique et religion » (p. 554). Comme si, pour un Pape, les deux domaines étaient indépendants. Pie XI, comme tous les papes avant et après lui, a mené une politique religieuse, c’est-à-dire une action publique qui avait des finalités religieuses. Sa première encyclique, Ubi arcano Dei (1923), programmatique de son pontificat, est consacrée aux moyens d’établir « La paix du Christ dans le Règne du Christ » : « La véritable paix ne peut venir que du Christ et de son Eglise. Il faut rétablir “le Règne du Christ“ dans la famille, à l’école, dans la société ».

Un fin connaisseur de Pie XI a fait remarquer : « Les positions de Pie XI, se voulant universelles et éthiques [on pourrait dire, plutôt, religieuses], l’ont conduit à des politiques diverses. Le jugement de l’historiographie n’est donc pas toujours serein, se plaçant justement dans des perspectives nationales.[9] »

Certes, Pie XI n’a pas été infaillible dans ses analyses de politique étrangère. Il s’est fait des illusions sur les bienfaits de la politique de Briand, mais pas au point qu’elle mérita qu’on lui sacrifie l’Action française. Il n’y a pas de lien direct entre la politique européenne de Pie XI et la condamnation de l’Action Française. Et Pie XI est revenu, assez vite, de ses engouements pour la politique de Briand. Il le dit publiquement dès février 1934 (entretien accordé à L’Intransigeant le 2 février et allocution du 13 février). Le 13 février, il a des mots sévères pour une « paix faite de paroles, de discussions, de va-et-vient, de conférences inutiles qui finissent toujours pas de nouveaux désaccords réciproques et de nouveaux éloignements. »

Le « dogme du Ralliement » ?

Philippe Prévost voit dans la volonté d’un second Ralliement – venant après celui de Léon XIII – l’autre raison de la condamnation de l’Action française. Cette fois, on peut considérer qu’il a bien cerné la volonté de Pie XI, mais il lui donne un sens faussé.

Philippe Prévost qualifie, de manière répétée, ce ralliement (en deux étapes) de « dogme » : « Léon XIII, en faussant saint Paul, inventa un nouveau dogme, le dogme du ralliement » (p. 24). Il définit ce « dogme longuement mûri » comme « ”une adhésion fondamentale“ à un régime qui se proclamait laïc, scientiste, naturaliste, héritier de la Révolution française et donc par essence antichrétien » (p. 534).

Le mot « dogme » est malheureux et le contresens sur le ralliement est total. Une telle définition travestit le sens du ralliement voulu par Léon XIII et poursuivi par Pie XI. Le ralliement de Pie XI – si on veut conserver le mot – n’est certainement pas la volonté d’obliger les catholiques à n’accepter que la forme républicaine de gouvernement (Pie XI dit même le contraire dans sa lettre au cardinal Andrieu). C’est la volonté d’entretenir de bonnes relations avec la France républicaine, comme le Pape a essayé d’entretenir de bonnes relations avec l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie, l’Espagne républicaine ; non par approbation des idéologies de ces régimes (républicain, fasciste, nazi) mais pour préserver ou accroître les possibilités d’action et d’expression de l’Eglise. La finalité du ralliement, de Léon XIII à Pie XI, était bien religieuse.

En lien direct avec cet objectif, Pie XI, en condamnant l’Action française, poursuit un dessein vaste et ambitieux : unifier les catholiques par « tout un ensemble d’organisations, de programmes et d’œuvres » menés par des laïcs sous l’autorité des évêques (l’expression et l’idée se trouvent dans la première encyclique, déjà citée). La condamnation de l’A.F. a été un des moyens employés pour atteindre cet objectif, comme l’appui donné à la Fédération Nationale Catholique du général Castelnau et, de manière plus générale, à l’Action Catholique.

Ce qui est en cause dans cette dramatique affaire de la condamnation de l’AF, ce n’est pas la fin – les raisons en sont bien religieuses –, mais les moyens qui ont scandalisé beaucoup, y compris dans la hiérarchie ecclésiastique.

Pour terminer cette lecture critique du livre de Philippe Prévost par une note positive. Il a démêlé, avec un certain bonheur, deux dossiers polémiques : l’affaire Cerretti en 1926[10] et l’affaire Maglione en 1932. Il insiste avec raison, après d’autres, sur l’absence regrettable d’un exposé des motifs religieux de la condamnation par Pie XI. Ses pages sur la levée de condamnation du journal en 1939, par Pie XII, montrent bien qu’il n’y avait pas de motivation doctrinale à la condamnation. Mais, avec l’abbé Berto, on doit maintenir qu’il y avait bien eu, chez Pie XI, au départ, une motivation directement religieuse.

Yves Chiron


Maurrassiana, bulletin édité par l’Association Anthinéa 16, rue du Berry – 36250 Niherne

Le numéro : 2,50 euros. Abonnement d’un an (4 numéros) : 10 euros. Abonnement étranger : 15 euros.

Directeur de la publication : Yves Chiron. ISSN : 1952-8841. Dépôt légal : 1e trimestre 2009


[1] Philippe Prévost, Autopsie d’une crise politico-religieuse. La condamnation de l’Action Française. 1926-1939, Librairie canadienne (29 rue de la Parcheminerie, 75005 Paris), 597 pages, 20 euros.

[2] Jacques Prévotat, Les Catholiques et l’Action française. Histoire d’une condamnation. 1899-1939, Fayard, 2001.

[3] La condamnation de l’Action française vue à travers les archives du ministère des Affaires étrangères, Librairie canadienne, 1997.

[4] Émile Poulat, « Saint-Siège, Sillon et Action française », Bulletin Charles Maurras, n° 12, oct-déc. 2001, p. 6-16.

[5] Lorsque Maurras eut les cent ans, Editions BCM, 2002. L’étude de l’abbé Berto couvre les pages 77 à 92.

[6] Quand il évoque le cas du P. Le Floch, Philippe Prévost le qualifie très abusivement d’ « intégriste » (p. 279), méconnaissant la spécificité de « l’esprit romain ». Quand il évoque les épisodes qui ont contraint le P. Le Floch à démissionner, Philippe Prévost, faute d’avoir consulté les abondantes archives de l’ancien supérieur du Séminaire français de Rome, lui donne imprudemment tort dans l’affaire du P. Keller.

[7] Grégoire Celier, « Une opinion sur Charles Maurras et le devoir d’être catholique », Cahier de Chiré, n° 5, 1990 ; étude publiée à nouveau, dans une version corrigée, dans le Bulletin Charles Maurras, n° 9, janvier-mars 2001.

[8] Comment Philippe Prévost peut-il ignorer le dossier documentaire exhaustif (182 pièces, presque toutes inédites, et XI annexes) publié par Emile Poulat, Les Diocésaines, La Documentation française, 2007 ? E. Poulat résume ainsi la situation : « Il n’était pas question, en France, de revenir sur la séparation de 1905, et pas davantage pour le Saint-Siège, dans ces conditions, de lever sa condamnation. Quatre années de négociations diplomatiques permirent cependant de trouver ce qu’on a appelé un modus vivendi » (p. 558).

[9] Marc Agostino, « Les nations et Pie XI : le bon grain et l’ivraie », in Nations et Saint-Siège au XXe siècle, Fayard, 2003, p. 47.

[10] Mais, comme souvent, P. Prévost va au-delà de ce que disent les documents. Dans l’affaire Cerretti-Lepercq, Pie XI, la nonciature et le ministère de l’Intérieur auraient été complices (p. 183-185). L’accusation est grave et, à mon avis, infondée.