15 octobre 2007

[Maurrassiana n°5] Défense de l’Occident et le monde postmoderne - par Thierry Giaccardi

Maurrassiana - Octobre-décembre 2007 - 2ème année –  n°5

Défense de l’Occident et le monde postmoderne - par Thierry Giaccardi

À Cristina Solé Castells
Ces jours qui te semblent vides
Et perdus dans l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
  
                                     Paul Valéry
À plus forte raison, quand ce qu’il faut combattre
est quelque mal intérieur, quand l’adversaire est
un concitoyen,  faut-il conduire chaque coup de
manière à ne pas ruiner la vie de l’ensemble !
  
                                     Charles Maurras

Quatre-vingtième anniversaire de la parution de Défense de l’Occident
Nous nous apprêtons à célébrer à juste titre le  quatre-vingtième anniversaire de la publication à la librairie Plon de Défense de l'Occident d’Henri Massis. L'ouvrage commençait par cette célèbre phrase : « le destin de la civilisation d'Occident, le destin de l'homme tout court, sont aujourd'hui menacés ». On peut sans doute trouver aujourd’hui ce genre de déclarations péremptoires, tant du point de vue de la forme que de celui du fond. Néanmoins l’ouvrage eut un retentissement certain durant les années de l'entre-deux-guerres, et il serait regrettable que nous ne lui accordions pas l'attention qu'il mérite en ce début de siècle.
Certains hommes sont davantage sensibles que d’autres aux changements qu'ils perçoivent comme des bouleversements. Ils sentent bien que le tissu social peut être facilement déchiré et, pour finir, qu’il peut se défaire complètement. D'autres y trouvent un motif de jubilation : l'attrait du nouveau excite les sens. Ce sont les tenants de la tradition du nouveau, oxymoron traduisant assez bien le rapport qu’ils veulent établir entre l’homme et la réalité extérieure, fait de fulgurances mais aussi de contradictions intenables.  Dans le climat d'idées actuel les premiers ne sont guère pris au sérieux, à moins qu'ils ne soient des hommes de science. Les seconds ont acquis dès la seconde moitié du XXe siècle une prépondérance qu'il serait difficile de leur disputer. Or, il n'y a pas que le tissu social qui suscite des inquiétudes aujourd’hui : notre écosystème est menacé. C'est une opinion fort répandue et que personne ne songe vraiment à contester. Menacé l’environnement auquel l’homme ne peut pourtant pas échapper ? Massis affirme en 1927 que « le destin de l'homme tout court » est menacé : serait-il dans le vrai ? Il rappelle incidemment dans son essai que « le point de départ commun de toutes les réflexions sur un tel sujet » est l'ouvrage de Paul Valéry, aujourd'hui injustement méconnu, La Crise de l'Esprit. Mais de quelles réflexions s’agit-il ? Non pas de celles se nourrissant de « cette terreur de l'avenir, qui ne trahissent que les désordres de cerveaux anxieux et défaits par avance » et que Massis rejette dès les premières pages. Car il voit bien qu'à « prophétiser », c'est le verbe qu'il utilise, un avenir désastreux on sape la confiance au point « de favoriser l'abandon ». Massis explicite son propos : il s'agit de défendre l'Occident, c'est-à-dire l'Europe. Point capital sur lequel nous allons revenir : pour la tradition à laquelle il se rattache, l’Occident c’est l’Europe, dont Valéry se demandait si elle deviendrait « ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ».
L’Occident face aux menaces : la nécessité d’un cadre de pensée.
Pour la majorité des individus au XXIe siècle, l’Occident a trois composantes majeures : l’Europe, l’Amérique du nord et l’Amérique latine. C’est, par exemple, le point de vue de Samuel Huntington qui rappelle que « la clé de la réussite européenne pour créer le premier vrai empire global entre 1500 et 1750  fut le progrès dans la possibilité de répandre la guerre qu’on a appelée la révolution militaire ». Mais, pour d’autres, l’Occident serait constitué d’au moins deux composantes majeures antagonistes : c’est le point de vue d’Alain de Benoist qui parle d’une « vieille tendance de fond », à laquelle nous ne croyons pas, et qui précise que « dès leurs origines, en effet, les Etats-Unis ont eu un compte à régler avec l’Europe ». Ce qui est à la fois vrai puisque l’Amérique a cherché à s’émanciper de la tutelle de la couronne d’Angleterre, et faux puisqu’elle s’est toujours considérée jusqu’à récemment comme une excroissance de l’Europe.
Massis s’intéresse à tous les dangers qui pourraient affaiblir l’Europe. Il affirme avec une certaine solennité : « nous ne méconnaissons pas pour autant les menaces mortelles qui pèsent sur l'Europe ». Or, selon lui, les hommes d'esprit sont mieux préparés que les gouvernants. Ces derniers semblent ne prendre conscience des menaces qu'après que celles-ci sont devenues des dangers imminents. D’où ce jugement :  « les gouvernants eux-mêmes, si dénués d'imagination qu'on les suppose, si enclins qu'ils soient à méconnaître les réalités spirituelles, à ne pas tenir compte de ces crises de sentiments et d'idées qui s'élaborent au plus intime des âmes où les grands changements historiques se préparent et s'annoncent, les gouvernants semblent soudain s'apercevoir du danger ». En revanche, les hommes d'esprit qui se livrent aux méditations et qui connaissent les « réalités spirituelles » seraient les mieux préparés : c'est une affirmation radicale. Comment Massis définit-il ces hommes d'esprit ? Comme des « observateurs, attentifs aux accords des idées et des faits, [qui] ont pu justement tirer [ces prévisions trop précises] de l'expérience, de la nature des choses et des analogies de l'histoire ». De tout cela, nous pouvons nous-mêmes tirer plusieurs idées directrices.
La première, c'est l'opposition nette entre le gouvernant et l'homme d'esprit, opposition classique de type weberien dont Alain de Benoist  perpétue la tradition, et qui n'est pas dénuée de risques, par exemple celui d'être ignoré. L'homme d'esprit qu'on prendra soin de distinguer toutefois de l'intellectuel s'en rapproche par sa volonté de se distancer de l'exercice du pouvoir. La deuxième, c'est que l'homme d'esprit médite, c'est un aspect important. Qu'est-ce, en effet, qu'un homme qui médite c’est-à-dire qui se livre à « la science subtile des multiples possibles de l’homme » ? Dans le tumulte des guerres de ce début du XXIe siècle mais aussi dans le contexte de la globalisation, -laquelle se définit avant tout par le rôle grandissant et opprimant que joue le capitalisme financier soucieux du profit à court terme-, on doit en effet se poser la question : l'homme, pris en étau entre l'arme et la marchandise, peut-il songer à méditer ? Or, Massis insiste bien sur ce point apparemment paradoxal : celui qui voit les choses telles qu'elles sont c'est l'homme retranché des vicissitudes grossières. Enfin, le point de vue massisien, en accord avec la plupart des grands esprits de son temps, pose trois prémisses ayant trait à la valeur de l'expérience, à la nature des choses, et, enfin,  aux analogies de l'histoire. Il entend ainsi soumettre l'intelligence humaine à un cadre de pensée fondamental à l'intérieur duquel l'homme peut profiter de son expérience et la transmettre aux plus jeunes générations, a). Or, b), cette expérience ne peut se mener à bien que parce qu'il existe une nature des choses, une réalité dure, indépendamment de l’observateur. Ce qui veut dire que l'interprétation ne crée pas le fait, contrairement à ce qu'affirme Foucault et tous les maîtres du soupçon avant lui. Enfin, c), l'homme peut tirer de l'histoire des analogies qui lui seront utiles dans la conduite de ses affaires, ce qui replace la science de l'histoire au centre de ses réflexions. Ce mot d'analogie, du reste, mériterait à lui seul une ample littérature car c’est un mode de pensée permettant de distinguer, sous la profusion des formes, des rapports, ressemblances, différences,  que l’homme peut pleinement saisir à partir de  modèles préexistants dont il se sert. Ce mode et ces modèles si essentiels ont été battus en brèche par la pensée postmoderne qui n’y voit que des récits plus ou moins enfantins.
La postmodernité comme critique radicale de l’Occident prend sa source dans le bolchevisme.
Il est assez facile de constater, en effet, que ce cadre de pensée a été rejeté, en particulier par les sciences sociales. Il faudrait alors se demander s'il a disparu parce qu'il s'est révélé désuet, naïf, pour le postmoderne, mais, dans ce cas, il faudra que ce dernier nous explique en quoi l'expérience n'aurait pas de valeur, les choses n'auraient pas de nature et l'histoire n'offrirait pas d'analogies. Ou si, plus sordidement, il a été remplacé par un ou plusieurs systèmes d’idées à la suite de luttes inéquitables ou de guerres qui ont épuisé les peuples européens, voire anéanti leurs hommes d'esprit (Péguy mort au champ de bataille mais aussi le carcan intellectuel se mettant peu à peu en place dans la France de l’après-guerre). Massis semble accorder une place privilégiée au bolchevisme comme point d’origine de ce mouvement suicidaire pour l’esprit européen et dont le point final est cette culture de la pénitence. Pour lui,  c'est le bolchevisme qui a dressé les peuples d'Asie et d'Afrique “contre la civilisation d'Occident”. C'est historiquement vrai, mais on doit ajouter qu'il a aussi contribué à dresser une multitude d'Européens contre leur propre civilisation, (un grand nombre sont même allés jusqu'à trahir les intérêts nationaux sans sourciller). Il est bien difficile, pour nous qui vivons dans cette période inaugurée par la chute du mur de Berlin, de mesurer à quel point le bolchevisme exerça une fascination mortifère sur des millions d'hommes à un moment crucial du progrès humain et bouleversa le cours de l'histoire européenne (mais aussi russe et chinoise). Il est tentant, et sans doute exact pour une grande part, d'expliquer l'état actuel de la crise de conscience européenne  par le rôle que joua le communisme, bien plus destructeur que le nazisme dans la mesure où  il affecta un plus grand nombre de nations sur une plus longue durée. Les deux idéologies ont du reste comme point commun, voire comme matrice, l'univers concentrationnaire.
L'Europe d'aujourd'hui ne pourra pas se comprendre sans une réflexion approfondie sur le communisme à l’instar de celle qu’elle a menée sur le nazisme. Il est vrai que cette réflexion a déjà été inaugurée par de grands penseurs (on pense à Nolte et à Alain de Benoist, mais aussi au Livre noir sur le communisme). Mais elle peine toujours à prendre l'ampleur que la nature et l’échelle de cette entreprise meurtrière exigent. Notre société est en effet réticente à l'idée de poursuivre une réflexion sur une idéologie s'appuyant bruyamment sur le principe d'égalité, (même si elle justifia les pires exactions dont les peuples furent en premier lieu les victimes).
L’esprit humain et la corruption du monde.
Mais c'est sans doute sur le rôle de l'esprit et son opposition à la matière que Massis, à la suite d'un Maurras, se montre d'une étonnante perspicacité, et il faut bien le dire, assez radical. Massis note que « c’est à l'heure même où les progrès de la technique se flattaient de réaliser l'unité du genre humain que se produit la plus complète rupture d'équilibre qu'on ait jamais connue. » Et surtout cette observation qui nous semble toujours aussi actuelle : « la facilité des communications matérielles qui devait, selon l'idéologie démocratique, réaliser l'union des âmes, a bien pu uniformiser le monde, elle ne l'a pas uni : car “la matière est essentiellement diviseuse et les hommes ne communiquent que dans l'immatériel“ ». Massis aurait-il, davantage que d'autres, aperçu le destin tragique d'une Europe livrée aux caprices de la société de consommation, gouvernée par des financiers et des marchands n’ayant  que mépris pour les nations et l'univers subtil de leurs traditions ? Écoutons ce qu’il affirme en 1927 à la lumière de l'unification et de l'expansion européennes d'aujourd'hui : « Ce qu'il y a au bout de cette stupide avidité de puissance matérielle qui a détourné l'Occident de sa véritable mission, nous le voyons. “Cerveau d'un vaste corps“, dont elle ne commande plus les mouvements, l'Europe est dans un état contre-nature, où elle ne saurait rester. » Image saisissante dont on voit bien la pertinence aujourd'hui en 2007. Ce thème de la gloutonnerie, c’est-à-dire d’un dérèglement des sens,  mais aussi d'un géant frappé de stupidité, amorphe, ne peuvent pas nous laisser indifférents, nous qui sommes confrontés à un élargissement vertigineux de l’Union européenne selon une logique bureaucratique et mercantile proprement effrayante. Alain de Benoist l’exprime encore  de cette façon :
L’alternative devant laquelle on se trouve est en fait toujours la même : soit l’Europe, donnant la priorité à la libéralisation, épouse la dynamique d’un grand marché visant à s’élargir le plus possible, et en ce cas l’influence américaine y deviendra prépondérante, soit elle s’appuie sur une logique d’approfondissement de ses structures d’intégration politique, dans une perspective essentiellement continentale et avec l’intention de balancer le poids des Etats-Unis. En ce cas, elle peut espérer devenir à la fois une puissance, un pôle régulateur de la mondialisation et un projet de civilisation.
Mais cette manière d’appréhender les choses  se comprend encore mieux si on prend conscience de toute l'importance du rôle de l'esprit chez Massis. Il remarque ainsi que les différentes nationalités entendent  asservir « l'essence même de l'esprit ». Or, celui-ci a « sa finalité propre » qu'il nous importe d'affirmer quelle que soit la situation ou l’air du temps. On rappellera cette phrase de saint Paul qui résume parfaitement la question : « la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair ». C'est bien en effet aux « forces de l'esprit » que Massis s'adresse en intitulant son ouvrage Défense de l'Occident, et non à un nationalisme grossier, chauvin. Toutefois, il prend soin d’en limiter la portée à « l'héritage latin », ce qui ne manque pas de soulever certains problèmes et nous paraît quelque peu décevant aujourd’hui. C'est sans doute une limite incompréhensible pour nous, mais qu'il faut pourtant essayer de comprendre dans le contexte de l’époque de Massis, élève de Barrès et surtout de Maurras, tous deux notoirement méfiants envers tout ce qui avait trait à la culture allemande par exemple. Et, plus encore dans le contexte de deux guerres : la guerre franco-prussienne et la Grande Guerre. D'où sans doute une lecture hâtive d'Oswald Spengler et la volonté d'opposer « l'idée rationnelle de l'homme », que l'on trouverait chez les Latins, « aux forces instinctives de sa nature », que l'on trouverait chez les Germains, et, plus à l’Est, chez les Orientaux. Manifestement, Massis a mal lu Barrès si attentif « aux puissances du sentiment » et n’a guère voulu comprendre Spengler, lequel affirme pourtant dans son introduction au Déclin de l’Occident « que l’existence d’Athènes, Florence, Paris importe davantage que Lo-Yang et de Pataliputra à la culture d’Occident, on le comprend aisément »[1]. Plus encore, Massis reprend l'idée chez Curtius, qu'il connaît bien, d'un « stabilisme de notre conception du monde » antagoniste « d'une théorie de la civilisation "dynamique", où [l]'individualisme originel s'identifie au rythme même du cosmos, par une sorte de "communion organique" ».
On trouve ici un débat intellectuel tout à fait actuel, qui, repris parfois avec une terminologie quelque peu différente, a donné lieu à toute une littérature d’idées non seulement en France et dans certains pays européens, en particulier en Italie et en Espagne, mais aussi aux Etats-Unis. De ce point de vue, on peut affirmer que l'école d'Huntington mais aussi celle de Fukuyama, sont les dignes héritières de l'école française (dont Massis est un des représentants les plus connus). Et il ne serait pas si absurde que cela de les rassembler toutes sous le terme d’ « école néo-thomiste »[2], si on veut bien se rappeler que Massis envisage cette manière de penser en la définissant par le primat de la rationalité (afin de comprendre la manifestation divine) et du rôle que joue la culture,  donc d'un certain « intellectualisme ». Après tout, Huntington n’affirme-t-il pas qu’il accorde une place déterminante au fait que « les identités culturelles qui, à un niveau grossier, sont des identités de civilisation, déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflits dans le monde » ?  En revanche, tout le courant qu'on peut peut-être faire remonter à l’Allemand Novalis, et déjà parce qu'il est le contemporain de la Révolution française, et qu’il écrivait que « partout se déploie une vaste intuition du libre-arbitre créateur, de l'illimité, de la magnificence infinie, du caractère sacré et de l'omnipotence de l'humanité intérieure », tout ce courant Massis le rejette au nom d'une incompatibilité rédhibitoire. Tresmontant aurait pu dire qu’il « verse dans une conception magique et fétichiste de la matière, en lui prêtant toutes les “propriétés” nécessaires pour produire la vie et la conscience »[3]. Pourtant, ce courant existe toujours en France et il est un des rares, avec le christianisme mais aussi avec l’altermondialisme, à s’opposer à l’uniformisation de la planète que dénonçait à juste titre Massis en son temps. Il nous semble que son représentant le plus brillant en est Alain de Benoist, toujours soucieux de « reconnaissance de l’unité et de la poéticité du monde » et qui a affirmé souscrire à la phrase de Malraux : « la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux »[4].
Courants européens : vers une réconciliation tardive en ce début de XXIe siècle ?
Se pose dès lors pour nous la question de savoir si ces deux courants sont nécessairement incompatibles car ils cherchent tous deux à sauvegarder la civilisation européenne[5].Après tout, si on veut bien s’arrêter sur l’exemple  du journal Europe-Action à laquelle participèrent Venner et de Benoist, – journal qui  joua un rôle important dans la formulation de certaines idées, en particulier de celles de la Nouvelle Droite –, on se rappellera qu’ Europe-Action donna naissance à un mouvement politique et qu’Henri Massis se retrouva dans son  comité de soutien (avec Rougier et Monnerot). Malgré tout, pour Massis, la réponse semble aller de soi : ces deux courants sont irréductibles l'un à l'autre. Or, c'est la sensibilité de Massis qui s'est imposée en France : la tradition catholique avait puissamment préparé le terrain intellectuel mais c’est surtout le génie de Maurras qui a tranché. Le classicisme a exclu le romantisme en France. En Allemagne, il aurait pu en  aller autrement, mais la folie du nazisme a mis un terme à une  expérience originale qui aurait pu changer radicalement l'approche des traditions européennes et de la présence de l’homme dans le monde (et dont Heidegger personnifie bien le génie). C’est en Italie que l’expérience a pu être menée à bien, sous certains aspects du moins,  durant le ventennio, et ce, malgré les tentatives grotesques tardives de transformer le mouvement fasciste en un univers totalitaire. Il faut en effet rappeler que dans la Doctrine du fascisme, Mussolini entendait affirmer une « conception spiritualiste issue de la réaction générale du siècle contre le positivisme faible et matérialiste du XIXe siècle ». Or il est difficile de faire plus catholique que l’Italie du début du XXe siècle. On voit bien ici le rôle qu’a pu jouer le « grand homme » dans l’évolution des idées et des mouvements politiques. Maurras en bon Français tient, lui, à la distinction entre pouvoir intellectuel et pouvoir politique. En Italie, Mussolini cherche à unir les deux, avec l’aide discrète de Gentile.
Il n'est donc pas vraiment étonnant que Massis s'en soit pris autant à Keyserling, par exemple, et à son Ecole de Sagesse. Ce qui est pour le coup étonnant c'est que Massis méconnaisse qu'une telle école ait été, sinon aussi vigoureuse, du moins assez active en France. Elle s’est épanouie avec tout le courant spiritualiste français. Barrès, encore une fois, nous semble ici résumer assez bien la situation (et peut-être aussi l'aveuglement français sur l'attrait qu'exerça l'Orient dans les pays latins). Son ami Stanislas de Guaïta aurait dû pourtant le lui faire admettre. L’Orient a souvent occupé les esprits dans l’Europe latine et a exercé une profonde fascination, du moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. L’étonnant eût été le contraire, dans un pays où le catholicisme fut la religion officielle pendant de si nombreux siècles et reste la première religion du pays[6].
Pourquoi lire aujourd’hui Défense de l’Occident ?
Ce qui ne manque  pas de surprendre, dans ces conditions, c'est le caractère érudit de l'ouvrage de Massis et sa connaissance poussée de la littérature d'idées allemande témoignant, comme c’est souvent le cas, d’une fascination ambiguë. Alors comment expliquer le silence gêné accueillant aujourd’hui Défense de l’Occident ? Nous l’avons déjà suggéré, c’est sa conception toute latine, romaine pourrait-on dire, de l'esprit, et ses préjugés pour tout ce qui s'en éloigne, à commencer par la tradition luthérienne (Massis a écrit un livre fort révélateur s’intitulant  Luther prophète du germanisme). Elle peut se comprendre par certains côtés, très peu il faut bien le dire, car la tradition latine fut elle-même vivement critiquée en Allemagne. Massis cite cette phrase d'Herder ayant valeur d'exemple : « les Latins ont apporté au monde une nuit dévastatrice ». On a en effet oublié la frénésie avec laquelle certains intellectuels européens, jusqu'au XXe siècle, s'en sont pris à la « romanité » dont tout le monde voyait bien qu'elle avait atteint « son maximum d'intensité et de puissance dans la pensée française »[7].
Le dialogue vigoureux qui eut lieu au lendemain de la Grande Guerre entre les lettrés français et allemands et que suivit attentivement Massis, est pour le coup assez exemplaire. Il mériterait aujourd’hui encore des études approfondies, en particulier sur la place qu’entendaient accorder certains Allemands à  l’Orient et son refus assez net chez les Français, hormis quelques exceptions notables, par exemple Romain Rolland et l’école guénonienne. C’est ainsi que Massis se plaît à citer, malheureusement en l’approuvant, cette phrase affligeante de Jacques Rivière : « il n’y a que nous (les Français) dans le monde, je le dis froidement, qui sachions encore penser ». Le mérite d’en revenir à ce dialogue, pour nous Français qui accordons une place de choix  et sans doute illusoire  dans les relations qu’entretiennent la France et l’Allemagne au sein de l’Union européenne, c’est de replacer les choses dans une juste perspective. L’aversion chez nous  pour la culture latine (les humanités) ne datent pas de Mai 68. Curtius affirme en effet que « la jeune Allemagne regarde vers l’Est et tourne le dos à l’Occident », entendons par là la culture gréco-latine. Or, la pensée allemande exerça une grande influence sur la France du XIXe siècle et surtout de l’après-guerre. De fil en aiguille, on peut retrouver sans doute plusieurs causes principales à un même phénomène de rejet (Marx, Freud, l’école de Francfort).
Les pages qui suivent sur la Russie sont tout aussi remarquables et tout aussi visionnaires. Visionnaire, le mot est lâché. Massis  entrevoit l’avenir de l’Europe et ce dernier n’est guère réjouissant car les Européens ont abandonné l’esprit. Il faut bien insister sur ce point. Massis défend le primat de l’esprit sur la matière, on dirait aujourd’hui sur la marchandise et la technique. Mais il se fait aussi l’apologiste de la forme pure : c’est ici sans doute qu’on peut entrevoir la différence fondamentale entre les deux écoles dont nous parlions plus haut. Il ne faut pas se laisser tromper par la langue de l’essai. Les intuitions, voire les fulgurances, n’en reposent pas moins sur une grande connaissance des affaires de ce monde. Ainsi Massis résume assez bien notre relation avec la Russie en percevant deux mouvements contraires.  Tantôt la Russie se voit « comme l’avant-garde de l’Europe en Asie » et tantôt « comme l’avant-garde de l’Asie en Europe ». Tout est dit, limpidement. Pour ceux qui s’intéressent aux relations entre l’Europe, la Russie et l’Asie, on relira les propos du prince Troubetzkoi que cite Massis : « Ne nous regardez pas comme les fils de l’Europe, dépourvue de talents ... Elle n’est pas notre mère ... Notre voie tout indiquée se dirige vers l’Orient ... La Russie a péché d’avoir méconnu son orientalisme et de s’être laissée leurrer par des illusions occidentales. » On pourrait suspecter Massis de nourrir une antipathie encore plus grande à l’égard  de la Russie, mais il suffit de lire les pages qu’il a écrites sur la solitude dont eut à souffrir le peuple russe pour comprendre qu’il n’en est rien.  Certes, il ne s’agit que d’une vue sur un grand peuple, mais à relire ces pages on saisit d’un coup tout un mode de pensée que nous avons perdu et qui a pourtant ses vertus. C’est, il nous semble, dans l’affirmation suivante qu’il apparaît clairement. Après avoir épilogué sur la solitude russe, Massis affirme : « aussi l’intelligence russe ne trouva-t-elle nulle part ce patrimoine d’idées héréditaires, de notions acquises, qui relient le présent au passé, assurent à l’esprit son aisance et son jeu. » Les pages les plus nombreuses de l’ouvrage, sans doute aussi les plus inspirantes mais pas nécessairement les moins discutables, sont celles qui traitent de la religion orthodoxe justement. Il y a là une cohérence impeccable chez Massis qui a en point de mire l’esprit, toujours. « Qui veut comprendre l’étrange destinée du peuple russe doit interroger son histoire religieuse » affirme-t-il.
S’il y a cohérence, il n’est pas certain que ces réflexions sur la religion retiendront l’attention du lecteur postmoderne qui a appris à se méfier de la religion. C’est pourtant là où éclate le talent de Massis, même si on est libre de ne pas le suivre dans ses conclusions, sans doute un peu hâtives, sur la religion orthodoxe, dont il veut démontrer curieusement qu’elle entretiendrait des liens coupables avec les églises protestantes. Comme si ces dernières étaient en soi coupables de grands crimes et pouvaient ainsi jeter un discrédit sur tout ce qu’elles touchaient. Mais il est vrai que Massis écrit avant les rencontres d’Assise, dont on a fêté l’année dernière le vingtième anniversaire. Or l’esprit d’Assise comme on dit, n’est-ce pas justement de proclamer la nécessité du dialogue tout en affirmant son identité ?[8] On rappellera pour mémoire ces phrases profondes du pape Jean Paul II qui précèdent le décalogue d’Assise pour la paix :
Je souhaite que l'esprit et l'engagement d'Assise conduisent tous les hommes de bonne volonté à la recherche de la vérité, de la justice, de la liberté, de l'amour, afin que toute personne humaine puisse jouir de ses droits inaliénables, et chaque peuple, de la paix.
Nous trouvons donc ici les deux adversaires les plus dangereux de l’Europe d’après Massis : le germanisme et le slavisme. Pour l’auteur de la Défense de l’Occident, l’Extrême-Orient ne représente pas vraiment un danger imminent. C’est que l’Orient à son époque est toujours sous le joug des grandes puissances européennes. Même si ce qu’il en dit mérite toujours d’être relu et discuté, on voit bien que pour lui c’est encore l’informe, voire le chaos. Comme tel, il a certainement un pouvoir de destruction mais pas de contamination. L’Extrême-Orient fourmille trop de vies humaines, de traditions, de passions, pour être pris vraiment au sérieux.  D’où la phrase de Chesterton que Massis cite et qui a bien valeur d’exemple : « il y a en Asie un grand démon qui essaie de tout fondre dans le même creuset et qui représente tout baignant dans une immense mare ». Massis apparaît dans toutes ces pages comme l’anti-Guénon, et même s’il ne le cite pas, on sent son ombre sur les commentaires acerbes de Massis, pourfendeur du « masque oriental ».
Élégie européenne
On pourra alors se demander quelles conclusions on peut tirer de vues parfois si partiales qu’elles pourraient en devenir indigestes. C’est qu’en parlant de l’Orient, Massis parle merveilleusement, comme son maître Maurras, de l’Occident. Ce qu’il cherche c’est à lui donner une forme afin de faire cesser ce constat sur lequel nous devons nous-mêmes réfléchir : le constat « qu’il n’y a plus de hiérarchie dans l’homme, que l’instinct partout dispute à l’intelligence sa primauté, et qu’à l’exemple de l’individu moderne l’Europe d’aujourd’hui est livrée à l’anarchie de ses tendances multiformes et rivales si l’on s’obstine de parti pris à fermer les yeux sur l’origine de tels méfaits ». C’est donc le souci de la forme qui anime tout ce courant, d’une forme plutôt : la forme classique. Elle est, à notre avis, indispensable à l’Occident, et à la base de la seule critique possible des méfaits du monde postmoderne, lequel a cherché à imposer d’une manière ambiguë la notion de simulacre. Et même si elle n’est pas la seule, elle nous semble, comme à l’époque de Massis, la plus importante pour préserver l’esprit européen ou occidental. Maurras ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit en approfondissant la question :
Toutes les traditions ne se valent pas.
Comme entre les peuples et les époques qu’elles expriment, comme entre les hommes de ces temps et de ces nations, on peut marquer entre elles des différences et, par suite, des primautés dont nul autre que la nature n’est coupable, à moins que l’on n’en charge, comme il est possible, l’histoire ou la politique. La critique n’a pas pour mission de redresser les injustices de la fortune, mais d’en apprécier les effets.
Nous préférons quant à nous, qui appartenons à une autre génération, « esprit occidental ». Et contrairement à Massis et à d’autres, nous  reprenons volontiers la définition qu’en donne Huntington, citée plus haut. Notre acquiescement n’est nullement l’expression d’un asservissement mais, au contraire, la volonté d’embrasser la réalité d’un monde ayant changé d’épicentre, non nécessairement d’esprit. Mais c’est surtout une autre définition d’Huntington qui nous interpelle. Le professeur d’Harvard rappelle que le terme d’Occident « est universellement utilisé pour désigner ce qu’on appelait jadis la chrétienté occidentale ». Nous ne pensons pas que Massis se fût formalisé d’une telle définition. Pour notre part, elle nous convient assez et elle mérite en effet d’être défendue. On l’aura sans doute compris, Défense de l’Occident devrait être lu et commenté avec passion en ce début de siècle. Souhaitons que notre modeste contribution servira à une nouvelle réception du texte et à en dégager l’esprit pour notre temps. Car c’est par l’esprit que tous les courants européens et américains (du nord comme du sud) se retrouveront afin de faire fructifier notre civilisation. Et c’est l’esprit seul qui nous permet de cheminer avec espoir dans ce labyrinthe qu’est le monde terrestre (et dont une des plus belles représentations se trouve dans la cathédrale de Chartres).
Le labyrinthe justement dont Alain de Benoist dit qu’il symbolise un « enchevêtrement de méandres », qu’il oppose aux « hiérarchies univoques » et qui est le « modèle d’une démarche tournoyante qui n’atteint son but qu’après de longs détours. »
Thierry Giaccardi
Ce texte est paru sur le site du Cercle Jeune France à l’été 2007.

Contribution au tombeau de Pierre Pujo - par Jean Madiran
Le plus grand mérite de Pierre Pujo journaliste restera sans doute d'avoir fait reparaître dans la presse le nom glorieux de L’Action française. Il y a été un  éditorialiste prudent, toujours estimable et souvent pertinent ; inégal bien sûr au grand quotidien de Charles Maurras, Léon Daudet et Jacques Bainville, mais nullement indigne de sa mémoire.
Son initiative peut-être la plus discutée avait été en 2002, à l'élection présidentielle, de soutenir la candidature de Chevènement, patriote mais jacobin. Il y avait pourtant, dans l'histoire de l'Action française, un fameux président : Léon Daudet avait en 1920 soutenu la candidature, que combattait Maurras, de Clemenceau, patriote mais jacobin. L'un et l'autre affichant un même scepticisme critique à l'égard de l'élection du chef de l'Etat.
Cinquante-cinq ans après la mort de Charles Maurras, il existe toujours une école maurrassienne. Et même deux.
D'une part, une école maurrassienne au sens large : tous les esprits auxquels Maurras « a donné, disait-il, de la vie et du mouvement », et qu'il a métaphoriquement invités à venir après sa mort converser et rêver à l'ombre fière des cyprès de son Jardin qui s'est souvenu.
Et d'autre part, une école maurrassienne au sens strict, héritière légitime de l'Action française : Pierre Pujo en a été l'animateur et l'administrateur, en cela il a été, comme il voulait l'être, d'une scrupuleuse fidélité littérale à la doctrine de Charles Maurras, à sa physique sociale, à son politique d'abord, à son nationalisme intégral, c'est-à-dire royaliste. Il a ainsi contribué à maintenir dans l'actualité des travaux et des jours le contact intellectuel et la continuité vivante avec la grande aventure exemplaire à l'Action française (une école, un journal, une armée) : elle demeure une singulière source d'inspiration politico-religieuse. Pendant près d'un demi-siècle Pierre Pujo y a tenu avec honneur, avec sagesse, sa place au premier rang. Il méritait d'être aimé plus qu'il ne l'a été.
Article paru dans Présent le 13 novembre 2007

Maurras, un symboliste aussi ! - par Hilaire de Crémiers
« Si peu que soit mon art, il ne laissera pas de donner ainsi quelque joie à qui y cherchera, non plus la cloche, le griffon, l'écu, le lys en fleur, le coq, l’aiguière, la colombe ni les autres symboles de cette industrie primitive, mais les traits d'une simple et pieuse philosophie. Ces traits se feront voir dans leur naturel quand vous présenterez les pages de ces Mythes et de ces Fabliaux au clair intérieur de vos réflexions. Ils se révéleront sous un mince tissu de phrases, dont je peux dire que je n'ai pas écrit une seule sans l'illustrer comme d'un filigrane de sens secrets ».
Ainsi s'exprime Charles Maurras dans la préface de son Chemin de Paradis, datée de mai 1894. Autant dire qu'il semble exiger pour sa première oeuvre littéraire une intelligente compréhension de sa signification symbolique. Or, il est curieux de constater que jamais l'interprétation symbolique ni même vraiment allégorique n'a été tentée pour essayer de donner une explication cohérente à ses contes du Chemin de Paradis, comme d'ailleurs à toute cette partie de son oeuvre non négligeable où il use de ce style caché et constamment métaphorique, que ce soit des petits bijoux de prose comme L'Étang de Marthe et les hauteurs d'Aristarché, que ce soit de façon quasi générale sa poésie. Le sens n'étant pas immédiatement perçu chez un homme qui était censé aimer la seule clarté intelligible, l'attention se rebutait.
Et puis Maurras était Maurras, se disait-on. Il devait donc constamment démontrer rationnellement. N'avait-il pas assez prétendu restaurer « un art intellectuel «  et assez fustigé les dégénérés de « l'art décadent », symbolistes compris, surtout ceux du Nord, dont les Ibsen, les Huysmans traité de « Batave », pour sa symbolique jugée de mauvais goût – oui, même après sa conversation au catholicisme ! –, les Théodor de Wizewa et autres conteurs de contes néo-chrétiens faits pour décérébrer les héritiers du plus noble des héritiers classiques ? Certes, le jeune Maurras avait eu un faible pour les poètes symbolistes, Verlaine surtout, toujours aimé, Baudelaire, mais renié, cependant il avait fait son choix, et le symbolisme ne pouvait se vivre qu'avec la reviviscence poétique appelée « romane » d'un Moréas, d'un La Tailhède et d'autres aux noms moins connus, et quant au « culte du moi » il n'était capable d'exalter la vigueur d'un vrai lyrisme qu'avec un Barrès !
Soit. Et cette explication semblait suffisante. Tellement suffisante.
Eh bien non ! Maurras offre et offrira encore bien des surprises. Mais, il est vrai, ce prétendu rationaliste a l'art de cacher ces ténébreuses surprises dans des mystères de lumière. Il y mettait son art ; il les chargeait de forces symboliques qui ne pouvaient irradier et signifier des vérités formidables. « C'est un abri et un bouclier que la lumière ; elle est impénétrable aux curiosités du commun. Les mystères qu'elle recouvre ne seront jamais divulgués. Je lui ai confié les miens... », dit-il encore dans la préface de son Chemin de Paradis.
Et donc Maurras a utilisé l'art de ses contemporains ; il l'a porté à un degré d'achèvement hautement classique et d'une ironie supérieure. Symbolique plus que les symbolistes n'ont eux-mêmes osé l'être et pour dire, non des insanités insignifiantes – reproche, injuste sans doute, fait à un Mallarmé reconnu pourtant pour sa fluidité parnassienne – mais « de grandes et terribles leçons » dignes d'un Bossuet. Eh oui ! Sait-on que Maurras a écrit des contes païens pour répondre aux Contes chrétiens de Teodor de Wyzewa : même format de livre, même présentation. L'un fait un Jésus d'un écoeurant humanitarisme sans plus rien de divin ; l'autre se sert de symboles païens pour venger la majesté de la divinité outragée !
Les contes de Maurras comme ses poésies roulent continuellement sur les mêmes thèmes symboliques de la lune et du soleil, de l'étang et de la mer, de la montagne et de la ville, des pins et des cyprès, pour dire toujours la même leçon : qu'on ne bafoue pas en vain les limites de l'ordre, surtout sous un prétexte religieux au risque de perdre l'homme et de détruire le sacré. Contes d'apocalypse ? Qui méritent donc d'être révélés, selon le sens du mot ? Oui, sans aucun doute, pour redonner à Maurras toute sa dimension, y compris symbolique, qui le restitue dans son époque.
Article paru dans Politique Magazine (7 rue Constance, 75018 Paris), n° 58, décembre 2007.

Dieu et le roi - correspondance Maurras-Mgr Penon
En 1970, sous le titre La République ou le Roi, avait été publiée la très volumineuse correspondance échangée entre Maurice Barrès et Charles Maurras : des centaines de lettres qui, rassemblées, offrent, sur près de quatre décennies, un panorama unique sur le monde littéraire et le monde politique.
Aujourd’hui, sous un titre proche, Dieu et le roi, paraît la vaste correspondance que Maurras a échangée tout au long de sa vie avec l’abbé Penon, son premier maître, devenu, sur le tard, évêque de Moulins. Certaines ont été perdues, mais le plus grand nombre ont été conservées. Elles voient enfin le jour dans une édition intelligemment présentée et minutieusement annotée par Axel Tisserand : quelque trois cents lettres (165 de Mgr Penon et  130 de Maurras) écrites entre 1883 à 1928, inégalement réparties selon les périodes.
L’abbé Penon était professeur au petit séminaire d’Aix-en-Provence et au collège du Sacré-Cœur de la même ville. Il eut le jeune Maurras comme élève. Celui-ci entrait dans l’adolescence et allait bientôt connaître une crise intellectuelle, morale et religieuse qui ira en s’aggravant toujours plus (non sans lien avec la surdité qui le frappe). L’abbé Penon était pour lui un maître, qui lui dispense des cours particuliers, de grec et de latin, mais aussi un témoin et un confident de sa crise spirituelle.
La première lettre conservée est celle que le jeune Maurras, âgé de quinze ans, envoie à son professeur qui vient de perdre sa mère. Lettre qui témoigne d’une grande maturité, d’un style déjà bien maîtrisé et, aussi d’une foi religieuse qui semble encore vive.
Le 2 décembre 1885, le jeune Maurras arrive à Paris, avec sa mère. Dans les dix années qui suivent, la correspondance avec l’abbé Penon resté à Aix est très suivie : plus de la moitié des lettres qui nous sont parvenues. Comme le dit Axel Tisserand dans sa longue présentation, c’est une période très importante pour Maurras, c’est à la fois « la fin de sa formation intellectuelle », son « émancipation » (de l’abbé Penon), et aussi les années de son « apprentissage de la vie parisienne – littéraire et journalistique. »
Puis, la fondation de l’Action française, et l’engagement politique de Maurras, réduisent la correspondance. Ce qui ne signifie pas que l’abbé Penon – même quand il sera devenu évêque de Moulins – soit en désaccord avec son ancien élève. Au contraire, on peut parler d’une influence politique de Maurras sur son ancien maître. En février 1901, l’abbé Penon remercie Maurras d’avoir contribué à le guérir du « fétichisme de la liberté abstraite » et de l’avoir ramené « à la conception plus vraie, plus profonde, que je trouvais autrefois paradoxale chez nos grands penseurs catholiques. »
Mais on aurait tort de ne voir en l’abbé puis Mgr Penon qu’un clerc admiratif des dons si grands de son ancien protégé. Au fur et à mesure qu’il le voit s’éloigner des vérités chrétiennes, dans son comportement comme dans ses conceptions, il essaie de le ramener sur des voies plus limpides. Il n’aura de cesse de tenter de sortir son « cher vilain païen », comme il l’appelle en 1896, de l’agnosticisme.
Maurras, continue à appeler « cher Maître » celui qui est devenu évêque de Moulins. Ce n’est pas flagornerie. Plus de trente ans après leur première rencontre, il continue à se confier à lui, à lui faire part de ses raisons. Mgr Penon, lui, attend « le jour où les prières auront rendu Maurras à Dieu et Dieu à Maurras » (30.12.1913), mais, en même temps, il trouve « parfaitement absurde et ridicule l’assertion […] que la lecture de L’A.F. fait perdre la foi ».
En 1913-1914, après la première tentative de condamnation de l’Action Française par le Vatican, puis en 1926-1928, après la condamnation de l’A.F. par Pie XI, Mgr Penon prend sa défense. Mais il reconnaît que la question est « très grave » (17.8.1928), c’est-à-dire qu’il n’exempte par Maurras et le journal monarchiste de tout reproche. Il estime, par exemple, que le premier livre de Maurras, Le Chemin de Paradis, n’aurait jamais dû être réédité (p. 604).
Il y aurait bien d’autres faits, sentiments et idées à relever dans cette correspondance Maurras-Penon. C’est un document sans précédent qui éclaire un demi-siècle d’histoire intellectuelle, politique et religieuse de la IIIe République.
Yves Chiron
Dieu et le Roi. Correspondance entre Charles Maurras et l’abbé Penon (1883-1928), Editions Privat, 752 pages, 30 euros.
----------
[1] Toutefois, Spengler ajoutait une phrase à laquelle nous souscrivons volontiers : « Mais qu’on fonde un schéma de l’histoire universelle sur ces jugements de valeur, personne n’en a le droit ».
[2] C’est à saint Thomas que nous devons surtout cette distinction entre la raison et la foi tout en en percevant leur accord. L’esprit européen est indiscutablement thomiste.
[3] Claude Tresmontant, Les problèmes de l’athéisme,  Ed. du Seuil, 1972.
[4] Il n’est pas certain qu’Alain de Benoist se reconnaisse complètement dans un tel courant.
[5] La différence entre les deux courants ne semble pas porter pas en tout cas sur la notion d’Occident puisqu’ils cherchent tous deux à défendre l’Europe, l’un assimilant purement et simplement l’Occident à l’Europe, l’autre considérant que la notion d’Occident est décidément trop ambiguë pour être utile et lui préférant de loin celle d’Europe. On peut se demander si tout ce monde pourrait s’accorder sur la définition que donne Valéry de l’Esprit européen : « Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité, là est  l’Europe ».
[6] On n'insistera pas ici sur le caractère « oriental » des Saintes Ecritures tant cette idée va de soi. Un certain nombre de chrétiens s’offensent lorsqu’on leur en fait la remarque car bien souvent on confond la portée universelle(aliste) d’un texte avec son enracinement terrestre. L’universel, cela va de soi, s’exprime toujours dans une langue compréhensible par l’homme, en l’occurence ici l’hébreu et le grec.  De cette remarque il s’en suit qu’un texte ne peut pas renfermer tout l’universel, penser le contraire est une aberration qui n’arrête pourtant pas certains esprits fébriles. Et corollairement, que l’esprit échappe toujours à la lettre, d’une façon ou d’une autre.
[7] Alain de Benoist nous semble parfois ne pas échapper à cette critique si on veut bien comprendre « romanité » non dans son sens premier, mais dans celui renvoyant au monde classique (catholicisme romain et belles-lettres).
[8] Lire en particulier l’encyclique Redemptoris missio.

15 septembre 2007

[Maurrassiana n°4] Le Procès Daudet vu par René Béhaine

Maurrassiana - Septembre 2007 - 2ème année –  n°4
----------
Le Procès Daudet vu par René Béhaine
Michel, le héros de l’Histoire d’une Société de René Béhaine, profite d’un séjour de quelques jours à Paris pour assister à deux audiences du procès intenté à Léon Daudet en 1925. Ce procès est la suite de la campagne de presse que Léon Daudet mena dans l’Action Française pour tenter d’établir la vérité sur la mort de son fils Philippe.
Le déploiement des forces policières qu’il trouva aux abords de la salle réservée aux causes criminelles, le grand nombre d’avocats, de curieux privilégiés qu’il voyait aller et venir derrière les barrages de gardes municipaux, tout annonçait le grand procès d’assises. Il fit passer au Président sa carte sur laquelle il avait ajouté quelques mots pour rappeler les hautes fonctions de son père, et, ayant obtenu l’autorisation demandée, pénétra dans la salle par le couloir réservé aux jurés et alla s’asseoir sur un des grands fauteuils rangés en ligne derrière la Cour. Alors seulement il promena son regard devant lui. Sur les bancs réservés, comme au fond de la salle où se tenait le public debout, il n’y avait pas une place vide ; et de cette foule pressée montait un bruit ininterrompu de voix dont la confusion passionnée produisait une rumeur si intense que, malgré ses vastes dimensions, la salle semblait insuffisante à la contenir.

Enfin, surgissant au seuil de la porte qui conduisait à la Chambre du Conseil, un huissier parut et annonça :
- La Cour.
Et tandis que le bruit des voix se perdait dans un silence que troubla pour un instant le piétinement de l’assistance qui se levait, quatre magistrats, dont deux en robe rouge, le Président et l’Avocat général, firent leur entrée et, sans solennité, comme des figurants empêtrés dans leurs vêtements d’emprunt, gagnèrent leurs places.
Le premier témoin fut appelé, et le duel sans merci, dont Michel n’avait pas vu le commencement, reprit. À chaque instant, le Président s’adressait à Léon Daudet. Mais comme le bourreau disant à Louis XVI, pour l’engager à se laisser lier les mains : « Sire, avec un mouchoir », il avait la convenance d’user de formes exceptionnelles en pareils cas et appelait l’inculpé : « Monsieur ».
- Monsieur Léon Daudet, vous avez entendu la question.
Aussitôt, se levant de la chaise qu’auprès de son coinculpé, le gérant de l’Action Française, il occupait devant le banc des avocats, Léon Daudet se redressait, la tête haute. Et ainsi que par un jour d’orage l’éclair soudain illumine et troue la vue, une voix mordante, impérieuse, dominatrice, éclatait, démontrant l’imposture, dénonçant le mensonge, et toujours éclaircissant un peu plus les ténèbres qu’à son premier silence une autre voix débordant d’une ironie haineuse s’efforçait de répandre plus épaisses. C’était celle de maître Noguères, l’avocat de Bajot. Michel ne le quittait pas des yeux. Tout noir, avec une barbe en pointe et des moustaches ébouriffées, il eut ressemblé à un mousquetaire de mélodrame si, - à certains moments où bondissant de son banc et semblant désigner du bout de son bras tendu le point qu'il voulait frapper, il tentait d'atteindre au cœur son adversaire impassible, - ses brusques sursauts ne l’eussent alors fait ressembler à ces mauvais juges qu’on voit, sous le petit doigt qui presse le bouton d’un ressort, surgir de la boite dont le couvercle se relève brusquement.
Bien que Michel connut à peu près tout de l’affreuse histoire, il n’en avait appris les détails que par la lecture des articles quotidiens de Léon Daudet dans l’Action Française. Maintenant, elle prenait vie devant lui, il en découvrait les acteurs. Léon Daudet se trouvait là, si grand qu’au milieu de la meute dont il était le centre, il la dominait encore et qu’elle reculait quand il avançait. Magistrats, avocats, policiers, témoins, jurés, tous, malgré leur haine, leur peur ou leurs mensonges, restaient des comparses. Comme un géant parmi des nains, comme un chef devant une émeute, il leur tenait tête et s’en faisait écouter. Bien plus que le Président désemparé, c’était lui qui dirigeait les débats. »
Une suspension d’audience intervenant, « aussitôt les magistrats se levèrent, et avant même qu’ils eussent quitté le prétoire, le tumulte longtemps contenu reprit avec plus de violence. Chacun avait quitté sa place ; des groupes se formaient ; des discussions s’engageaient. Michel, qui était descendu dans la salle, regardait Léon Daudet. Il s’était écarté de ses avocats et en cet instant se trouvait seul, tournant le dos à la foule. Avec sa corpulence, son profil busqué qu’une lippe méprisante et la fente horizontale de ses paupières rendaient plus impérieux, il semblait être d’une autre époque. Et soudain, tant la ressemblance était frappante, Michel crut voir Philippe-Egalité. Il eut suffi d’une perruque à catogan, d’un costume différent, et rien n’eut distingué le défenseur du principe monarchique de ce capétien régicide qui, un siècle et demi plus tôt, avait contribué à sa destruction. Stupéfait par l’étrange ressemblance, il ne quittait pas Léon Daudet du regard. À ce moment, il aperçut, venant d’un œil qui ne s’était pas baissé, une grosse larme dont la goutte descendait lentement sur l’impassible visage. Mais déjà ce visage se retournait du côté de la salle, et l’expression en était si altière, elle marquait tant de courage et de grandeur, que nul ne se fut douté, en le voyant, de la douleur qui se dissimulait sous le masque dont Michel n’ignorait plus maintenant l’héroïque mensonge : une douleur qu’il avait sentie tellement écrasante, tellement hors de toute commune mesure, qu’il se demandait si derrière la cause terrible qui l’expliquait, il n’y en avait pas une autre, plus tragique encore et plus lointaine et dont le temps n’avait pas affaibli le pouvoir, quelque mystérieux passif inconnu de celui-là même qui avait aujourd’hui à en supporter les effets.

Cependant l’huissier paraissait, le tumulte s’apaisait, et quand la Cour eut fait son entrée, le drame, après ce long entr’acte, reprit et continua. Maintenant le premier témoin appelé à déposer était Le Flaoutter, le tenancier de la librairie suspecte dans les sous-sols de laquelle Philippe Daudet avait été attiré et mis à mort. Sans paraître avoir entendu la rumeur que l’appel de son nom avait soulevée dans l’auditoire, l’homme s’avança vers la barre où, ayant prêté serment, il attendit. Avec son front chauve, ses yeux dont d’épais sourcils accusaient la lueur mauvaise et sa longue barbe, il donnait l’impression d’un bureaucrate vicieux. Rien en lui ne trahissait le moindre embarras ou la moindre crainte. Sûr de l’impunité que lui garantissaient ses accointances policières, il portait avec impudence le poids de son infamie. Le Président lui transmettait la question que venait de poser maître de Roux, l’un des avocats de la défense. Il écoutait tranquillement, puis, s’étant tourné vers le jury, il y répondait, débitant sans une hésitation, comme une leçon bien sue, ses mensonges préparés et appris. Mais parfois, à une question plus inquiétante, il se retournait brusquement, et c’était alors à Léon Daudet qu’il s’adressait directement, laissant malgré lui paraître, au cours du bref engagement qui suivait, un éclair de la joie cruelle qu’il éprouvait à pouvoir, à défaut d’un triomphe plus complet, faire du moins souffrir cet adversaire toujours impassible et qui recevait les coups sans chanceler.

Le jour était complètement tombé quand l’audience fut levée. Dans son impatience de pouvoir se retrouver seul au grand air de la nuit, Michel eût vite devancé la foule qui s’écoulait lentement par les couloirs et, choisissant l’issue la plus rapprochée, sortit par le grand escalier de la Place Dauphine. Il venait de franchir les grilles du Palais quand un piétinement le fit se retourner et il aperçut Léon Daudet. Reconnaissable au milieu du groupe silencieux et rapide des camelots qui lui faisaient escorte, il descendait l’escalier presque en courant, léger malgré sa corpulence, comme un chef pour qui le combat n’est que suspendu et qui se hâte de regagner son quartier général afin de préparer son plan en vue des luttes du lendemain. Le groupe n’avait pas atteint le trottoir que déjà, lancée à toute vitesse, une automobile arrivait ; son conducteur freinait brusquement, la portière s’ouvrait, et si rapidement qu’il était impossible de savoir si c’était à lui ou ses compagnons qu’était due l’impulsion qui le poussait en avant, Léon Daudet à l’intérieur, des camelots s’y engouffraient à sa suite, la portière claquait et tout aussitôt l’automobile, de chaque côté de laquelle d’autres camelots avaient sauté sur le marche-pied où ils se tenaient debout, repartait dans un grondement qui, presque immédiatement assourdi par le changement de vitesse, ne tardait pas à se perdre au milieu de l’immense rumeur de Paris. Aussitôt, malgré les groupes qui commençaient de la traverser, la place parut vide, comme si celui dont, en cet instant, la voiture disparaissait au tournant du quai en eut emporté toute la vie avec lui.

L’intérêt passionné que Michel prenait à ce drame pathétique était tel qu’il voulut assister à une nouvelle audience… Il apercevait aussi Bajot, muet comparse qui n’était qu’un pion sur l’échiquier où se jouait cette partie tragique engagée contre l’innocence par la bande de criminels auxquels le magistrat en  robe rouge qui occupait le siège du ministère public osait prêter sa voix. Cependant une forme noire, immobile au premier rang du public, attirait plus encore ses regards. C’était madame Léon Daudet, en grand deuil, aussi héroïque dans son calme apparent que son mari, qu’à distance elle soutenait de son ardent silence.

Il n’y avait pas là seulement des curieux, des amis ou des adversaires de Léon Daudet. Tous les coupables aussi étaient présents. Trop avilis pour sentir leur bassesse, ils allaient et venaient tranquillement, librement, à quelques pas de l’homme qu’ils bravaient de leur présence sans que lui parût même les remarquer. Mais Michel les regardait avec une curiosité intense. Celui-ci, c’était le commissaire Colombo, le meurtrier ; celui-là, Lannes, le contrôleur de la Sûreté générale et beau-frère de Poincaré ; cet autre, Delanges, le chef de cette même Sûreté. Plus loin, il voyait le rictus haineux de Noguères : Noguères, l’avocat du crime, qui déjà s’essayait sur un seul au rôle que, bien des années plus tard, devenu Président d’un nouveau Tribunal Révolutionnaire, il exercerait sans plus de remords et avec toujours la même haine sur tant d’autres innocents. Soudain, Michel se sentit pressé  contre quelqu’un qui passait en ce moment près de lui. Il tourna la tête et reconnut Le Flaoutter.
Le contact subit d’une chair putréfiée ne lui eut pas inspiré plus de dégoût, et sa répulsion fut telle que, comme on a besoin d’air pur après avoir respiré par mégarde quelque vapeur méphitique, il se dirigea vers madame Daudet. Son cœur débordait d’indignation et de pitié. S’il avait souffert, s’il souffrait de se trouver dans ce milieu abominable, quelle ne devait pas être sa souffrance à elle - elle qui voyait circuler librement le meurtrier de son enfant ! Il aurait voulu l’aider, la soutenir, contribuer à confondre les criminels. Il ne pouvait rien. Il était encore presque inconnu et sans aucun pouvoir. Désolé de son impuissance, il l’aborda pourtant et, s’étant nommé, lui dit simplement - bien loin de se douter que si cette affirmation était toute gratuite encore, il pourrait un jour lui en donner, retardée, mais décisive, la preuve qu’en cet instant laissait seule deviner l’altération de sa voix :
- Madame, croyez que je comprends votre souffrance et que Léon Daudet et vous avez en moi un ami.

Ce fut seulement après son retour à Hyères que Michel apprit le dénouement de ce grand drame. Non seulement Léon Daudet était condamné à six mois de prison, aux frais du procès, mais encore il avait à verser au chauffeur Bajot les cent mille francs de dommages-intérêts que celui-ci réclamait en tant que partie civile. Comment, avec cette preuve qu’il n’existait aucune justice sur la terre, Michel, eut-il pu espérer qu’elle s’exerçât jamais pour lui ? Il n’espéra plus et vécut dès lors dans un monde immobile.
Ces pages sont extraites de l’ouvrage de René Béhaine (1880-1966), Histoire d’une société, Editions Nivoit, 2006 (ouvrage disponible à l’Association Anthinéa au prix de 28 €).
----------
Recensions
La revue Lovendrin a eu l’excellente idée de publier l’intégralité du discours célèbre de Léon Daudet : « Défense des humanités gréco-latines ». Ce discours fut prononcé le 27 juin 1922 alors que Daudet était député à l’Assemblée Nationale et Léon Bérard ministre de l’Instruction publique. Daudet y défend l’utilité de l’enseignement du latin, dès la sixième, et du grec. Ils sont essentiels, dit-il, pour « la formation du jugement » et l’entraînement à « l’effort ». Qui plus est, les humanités gréco-latines  (langue, littérature, histoire) sont des connaissances « indispensables à la culture générale ».
L’intérêt de la publication d’aujourd’hui est de livrer non seulement le texte du discours de Léon Daudet, mais aussi la retranscription des débats. Avec des intervenants du niveau d’Edouard Herriot, de Léon Bérard et de Xavier Vallat, on ne pouvait avoir qu’un débat élevé, qui va jusqu’au principe : l’humanisme. Le débat sur le latin et le grec débouche, naturellement, sur un débat plus large : quelle conception de l’homme et quelle morale enseigner ? Léon Daudet pointe du doigt la morale kantienne et le criticisme kantien que la IIIe République a substitués au réalisme. « Kant a tué toute la métaphysique » estime Daudet.
Pour finir, Léon Daudet plaide pour que les instituteurs enseignent, lors de la dernière année du primaire, « les premiers rudiments du latin ». « L’enseignement, c’est le pain de l’esprit ». Ne refusez pas le pain des humanités classiques aux enfants qui n’iront jamais au collège, dit-il en substance.
Aujourd’hui où la scolarité est obligatoire jusque seize ans, le plaidoyer est encore plus pertinent.
Yves Chiron
Lovendrin, n° 19, septembre-octobre 2007, 16 pages, 3,50 € le numéro (règlement par chèque à l’ordre de Samuel Martin, 41 rue Vieille-du-Temple, 75004 Paris).
----------
Francis Bergeron publie un intéressant portrait de Léon Daudet. La collection « Qui suis-je ? » où paraît le volume a imposé des contraintes. Elles sont toutes, ou presque, bienvenues. Le récit biographique classique est orné, presque à chaque page, d’illustrations (photographies, dessins, gravures) qui, elles-mêmes, apprennent beaucoup de choses. Les annexes sont abondantes et utiles : une anthologie d’opinions et de jugements sur Daudet (d’Alain à Eric Vatré, en passant par Bainville, Brasillach, Geneviève Dormann, Kléber Haedens, Maurras, Proust et bien d’autres) ; un recueil de citations de Léon Daudet par thèmes (d’ « Activisme » à « Vieux », en passant par « Peuple », « Roi », « Réaction », etc.) ; une suite de portraits à charge ou à décharge extraits des écrits de Léon Daudet (Blum,  Briand, Claudel, Courteline, Jaurès, La Rocque, etc.). Il y a aussi une bibliographie des œuvres de Daudet et sur Daudet et une chronologie. L’ouvrage se termine, comme toujours dans cette collection, par une étude astrologique de Léon Daudet. C’est la partie la plus contestable du livre, mais somme toute il suffit de ne pas la lire si on ne veut pas perdre son temps.
À propos de la mort de Philippe Daudet, Francis Bergeron retient, à raison, la thèse du suicide. Et de manière pertinente il estime que l’ « engagement [de Léon Daudet] dans cette affaire, le militantisme qu’il déploya pour donner aux explications un cours différent de celui qui, au départ, s’imposait, furent un extraordinaire dérivatif pour lui permettre de supporter l’affreuse blessure d’une telle douleur. »
Philippe Bergeron nous dit que le roman de Léon Daudet, Les Bacchantes, publié en 1931, fut mis à l’Index des livres prohibés par le Saint-Office en 1932. C’est exact. Mais il aurait dû ajouter trois autres titres : Le voyage de Shakespeare, publié en 1896, fut mis à l’Index en 1927, et les deux ouvrages de défense de l’A.F. qu’il a présentés avec Charles Maurras (L’Action Française et le Vatican. Les pièces d’un procès et La politique du Vatican. Sous la terreur) ont été condamnés respectivement en 1927 et 1928.
Détails secondaires qui n’enlèvent rien à la grande qualité du livre, un des meilleurs qu’ait publiés Francis Bergeron.
Yves Chiron
Francis Bergeron, Léon Daudet, Editions Pardès (B.P. 11, 77880 Grez-sur-Loing), collection « Qui Suis-Je ? », 2007, 128 pages, 12 €.

15 avril 2007

[Maurrassiana n°3] Dans le jardin de l'amitié, par Mme Léon Daudet + «...Mes devoirs de douce badauderie...» - par Bernard de Vaulx

Maurrassiana - Avril 2007 - 2ème année –  n°3
 Lorsque Charles Maurras a été élu à l’Académie française, l’Action Française lui a consacré, le 16 juin 1938, un numéro spécial de son supplément littéraire. Nous en reproduisons ici deux articles, ceux de Mme Léon Daudet et de Bernard de Vaulx, qui montrent certains aspects humains et intimes de Maurras.
Nous y ajoutons un florilège de la pensée de Maurras. Ces « Notes et Réflexions » ont paru le 7 janvier 1937 dans L’Action Française, à l’occasion d’un autre numéro spécial de « la Vie littéraire française » qui marquait le Jubilé littéraire de Charles Maurras. On peut penser que Maurras avait veillé de près à ce choix de ses pensées, qui reflète le meilleur et le plus sûr de sa pensée.
Y.C.
----------
Dans le jardin de l'amitié - par Mme Léon Daudet
Il fait bon se promener dans le jardin de l'amitié en compagnie de notre cher Maurras.
Ceux qui ne le connaissent que par son œuvre immense, son étonnant labeur, ses vastes connaissances, son optimisme sans pareil, le connaissent-ils vraiment ? Je ne le crois pas tout à fait... Ses admirateurs, et ils sont nombreux, peuvent déjà le contempler à travers ses écrits, comme s'ils avaient devant eux sa statue, modelée par un artiste grec, en plein soleil, dans un beau et grave paysage de Provence.
Car, sur cette terre, où presque rien ne dure, Charles Maurras, dès son vivant, représente la fidélité de la pensée et du sentiment, ses amis savent qu'il ne change pas, quelles que soient les influences ou les circonstances de la destinée, et qu'il n'abandonne jamais ceux qui ont mis en lui leur confiance et leur affection.
Cependant, dans l'éclatante lumière de sa vie publique, combien de nuances et combien de rayons dans cette riche nature peuvent nous échapper... (N'est-ce pas au-delà du prisme que l'on fait les plus belles découvertes ?...).
Je veux donc simplement aujourd'hui, en fermant les yeux sur le présent, évoquer la douceur des journées d'amitié parfaite passées à Martigues, dans sa chère maison, avec sa mère si compréhensive et si bonne, qui savait faire régner chez elle, malgré son grand âge, l'affection et la fermeté, mêlées à une si émouvante spiritualité.
C'est en parlant avec Mme Maurras que j'ai le mieux compris son fils. Il lui ressemble tellement ! Attachés à tous leurs devoirs, prenant toutes leurs responsabilités, ne négligeant rien, ni personne, donnant tout, ils étaient tous les deux comme les reflets d'un même divin miroir ; il n'avait pas pour elle, comme ont souvent les fils, un amour de condescendance, ils se comprenaient à merveille, sans paroles, doués de la même finesse sur un fond secret héroïsme ; ils savaient, au courant des jours, se montrer gentils, pleins de gaieté et de simplicité, et leur double présence ravissait leurs proches.
Aussi, hier, en apprenant, avec quelle joie! dans le vestibule de l'Institut, l'élection de Charles Maurras à l'Académie française, ma première pensée fut-elle d'associer aussitôt cette joie à celle de tous les siens absents : à sa mère ; à son frère Joseph qui l'aimait tant ; à la longue lignée de ses « Avi, si sages, si sages » qui devaient être fiers de voir enfin reconnues officiellement en France la valeur morale et la force intellectuelle de leur descendant.
Oui, c'est à Martigues et aussi à Roquevaire que mon cœur a bondi par le message de la prière, dès que j'ai su la bonne nouvelle; et le jardin de l'amitié et du souvenir soudain s'est fleuri de milliers de roses.
Madame Léon DAUDET
----------
« ... Mes devoirs de douce badauderie... » - par Bernard de Vaulx
C'est à l'occasion de l'éclipse de soleil du 16 avril 1912 que Charles Maurras a parlé, avec le plus spirituel enjouement, de ses « devoirs de douce badauderie ». Ce matin-là, le numéro de l'Action française achevé, il avait couru joyeux à la gare Saint-Lazare prendre le premier train pour Saint-Germain, et muni de verres fumés, s'était installé sur la noble terrasse transformée en observatoire populaire, pensant qu'il n'y avait aucun romantisme à regarder le ciel quand il mérite d'être vu. Son stoïcisme ordinaire ne manque donc pas de gaieté, comme l'a dit l'autre jour Léon Daudet. Et il nous a semblé qu'une petite touche manquerait à son portrait s'il n'était fait mention de pages où se montre un Charles Maurras enjoué, curieux, visuel, flâneur et même, pour tout dire, un peu amateur de badauderie, qui tiennent peut-être dans son œuvre une place un peu comparable à celle du Voyage aux Pyrénées dans l'œuvre de Taine.
Charles Maurras n'a jamais analysé de façon plus explicite une certaine attente, une certaine flânerie, qui est une manière de se recueillir pour mieux savourer le bonheur, que dans Anthinéa, au point où il raconte comment il a retardé son rendez-vous avec l'Acropole. Mais c'est le curieux de la rue parisienne, l'observateur amusé et attendri, l'ami du petit peuple, que nous aimerions suivre ici, celui qui a écrit un jour que la « familiarité... est l'âme de la véritable vie française ». Cette familiarité ne s'est jamais librement épanouie que devant l'ennemi et le danger.
Après le raid du premier zeppelin apparu dans notre ciel, Maurras alla, toujours au petit matin, rue Dulong et rue des Dames, où l'appelait impérieusement « le devoir professionnel du badaud ». Arrivé aux Batignolles il entra dans un débit de tabac qui ouvrait paresseusement sous la direction d'une débitante « autoritaire et majestueuse », promenant « sur un comptoir haut et large comme un trône, son puissant profil bourbonnien ». Il osa parler de bombes en acquérant deux sous d'allumettes de cire :
« – Je les ai entendues, je ne les ai pas vues, répondit-elle avec un bâillement.
Une pauvre fille à tignasse blonde, aux yeux frais, me tira de peine:
C'est au 78...
Loin d'ici ?
Eh ! non, là...
Il n'y avait qu'à traverser la petite place, à remonter six numéros. »
Ce vivant croquis achevé, Maurras avoue qu'il ne trouva rien, qu'une fine poussière blanche, « quelque chose comme des parcelles de craie au sortir du marteau-pilon ».
Vint la Bertha, et cette journée de mars 1918 où les Parisiens entendirent ses premiers obus. Maurras ne voulut point de voiture pour rentrer chez lui de l'imprimerie. « De pareilles heures ne se goûtent qu'à pied ». Sur le « chemin de l'école », il s'élança tout curieux de voir et de savoir. Il vit au coin de rue une silhouette familière arrêtée, et l'oreille tendue, comme pour reconnaître, identifier le son d'une voix. La passante reprit sa course. Il l'attendit pour la saluer.
« C'est, a-t-il conté lui-même, une de ces femmes courageuses qui sont nos collaboratrices de la dernière heure puisque, de leurs magasins de quartier, elles s'en vont distribuer de porte en porte, et parfois d'étage en étage, l'Action française et le Pays, le Figaro et la Victoire, l'Echos de Paris et l'Humanité. J'ai vu son mari soldat. Il est employé de librairie. Ce sont nos liens.
– Eh! bien, lui dis-je, encore le canon ? Elle me fit signe qu'il n'y avait pas doute et continua son chemin. « C'est la guerre », criai-je. Elle répondit : « C'est la guerre », et sans hâter ni ralentir, poursuivit l'élan quotidien.
J'arrivais sur le pas de la porte comme une petite laitière en sortit, l'œil brillant, la bouche fleurie d'une nouvelle intéressante, et sans attendre la question, s'écria :
– J'étais là-haut... ça a fait baada booum, baada.
Et elle porta précipitamment la main à sa bouche pour feindre la terreur qu'elle n'éprouvait plus.
– Il y a longtemps ? demandais-je.
– Cinq ou six minutes, peut-être... ».
---
Le 15 juillet, vers 8 heures et demie du soir, une Bertha tomba rue Saint-Lazare, devant la cour du Havre, à quelques mètres de nos anciens bureaux de la rue de Rome. Le lendemain, Maurras écrivait dans son journal:
« L'heureux sort m'ayant presque fait assister pour ma part à l'un de ses retours (de la Bertha), j'ai principalement vu rouler des pavés, se fendre quelques vitres et le courant des gaz déflagrants coucher au ras du sol une jeune passante. On l'a relevée fraîche et rose, sans autre mal que celui de la commotion, un peu surprise de voir se ruer tant de monde : en effet d'un demi-kilomètre à la ronde tous les voisins couraient à toutes jambes pour être des premiers à contempler la merveille des points de chute ! »
J'étais ce jour-là, à côté de lui sur le balcon de la rédaction, où nous nous étions retrouvés. Les débris de pavés et de vitres tournaient dans l'air. Je me vois le prenant par la manche pour l'en écarter et lui-même me rabrouant : « Allons faire notre métier ». Et nous fûmes dans la rue, fendant les badauds et le cordon d'agents que son coupe-file brandi faisait écarter en hâte. Le point de chute était un trou, à la vérité fort modeste. Aucun des consommateurs des terrasses voisines n'avait été égratigné. Seul, le kiosque à journaux tout proche avait pris l'inclinaison de la tour de Pise sous la pression des gaz, laissant indemne la marchande.
---
Charles Maurras a toujours aimé les spectacles militaires. Pendant des années, il a peu manqué de revues du 14 juillet. Celle du retour des vainqueurs nous a valu l'une des plus belles « choses vues » qu'il ait écrites. Qu'on nous permette d'en citer l'essentiel et d'abord l'amusant récit du mauvais tour que lui joua son démon de journalisme. Il s'était juré, en quittant l'imprimerie au petit jour, comme à l'ordinaire, d'aller sans retard au rendez-vous qu'un ami lui avait fixé au sommet d'un splendide appartement dominant la Concorde.
Dès quatre heures du matin, je prenais des mesures, tirais les plans pour ne pas manquer la parole. Mais tel est le démon professionnel ! il en a autrement disposé.
À quatre heures et quelques minutes, il faisait donc l'ascension des Champs-Élysées, se jurant d'en redescendre dès qu'il aurait pris l'air de l'esplanade. À cinq heures, il y était toujours; à six...
« ... À six, les défauts et mérites du cénotaphe en déplacement exigent de grands efforts d'attention ou de discussion ; à six et demie, je tente sans succès l'ascension intérieure de l'Arc du Triomphe ; à sept, je n'ai pas démarré; à sept et demie, le métier de badaud continue à faire savourer ses délices. Voici des députés amis qui rient de leurs confrères de gauche qui ont arboré des insignes et des baromètres : les petits malheureux, ils vont nous faire écharper ! »
Maurras s'attarde à admirer les Alsaciennes et les Lorraines en costume ; puis les cheicks aux brillants costumes : « Voilà des gens qui savent s'habiller ! ». Et sa flânerie continue, avec un léger remords toutefois :
« Une idée consciente, embusquée quelque part dans le subconscient, agitée comme cette foule, me détourne de rechercher ce qui devrait être ma volonté. Commodité, humeur, vagues et vaines curiosités successives, expliquez-moi comment il s'est fait que bien avant qu'il fut huit heures, j'ai échoué finalement avec le sentiment confus que telle était en somme la destinée de mon matin, dans un groupe de photographes, de policiers et de reporters, où se heurtent des gens charmants, d'autres qui le sont moins, mais qui se trouve campé comme par un fait exprès des dieux bons exactement à droite de l'estrade présidentielle ? C'est de là que, petit à petit, tantôt entre des épaules trop hautes, un peu plus tard à découvert, j'ai tout vu. »
---
Il faut laisser un autre récit, celui du 14 juillet 1920, pourtant bien savoureux. Il nous faut même renoncer à dire longuement l'étroite relation de ces « choses vues » avec ses pages de doctrine, sans manquer d'observer toutefois que c'est au cours d'une description fort belle des boues et limons du Rhône que Charles Maurras a formulé l'un des canons de son esthétique : Aucune origine n'est belle. La beauté véritable est aux termes des choses.
Du moins avons-nous tenté de faire voir que, jusque dans le reportage pittoresque qu'il a salué un jour comme « l'honneur de notre presse », « la partie voisine de la perfection », Charles Maurras est journaliste, journaliste né.
Bernard de VAULX
----------
NOTES ET RÉFLEXIONS - par Charles MAURRAS
La pudeur est une parure, la nudité en est une autre. Une ligne élégante se suffit, comme une taille belle et svelte, élancée d'un jet pur.
L'art vrai ne peut aller sans quelques-unes des qualités du caractère et de la volonté.
La subordination n'est pas la servitude, pas plus que l'autorité n'est la tyrannie.
L'autorité viendra d'où elle vient toujours, d'où ne peuvent venir ses contrefaçons révolutionnaires : elle sortira des profondeurs du droit historique, elle jaillira de la nature de notre terre et de notre nation.
L'avenir appartient à qui recueille et sème l'éternelle fleur du passé.
Il est beau de sentir qu'une belle colonne dorique, c'est le beau parfait. Il est meilleur de le sentir et de savoir la raison de son sentiment.
Il faut tirer de soi et du bon exercice de sa fonction ses paradis intérieurs.
Choisir n'est pas exclure ni préférer : sacrifier.
Toutes les fois que les disciples de Rousseau et de Kant mettent la main sur leur cœur pour parler de leur conscience et de sa liberté, on peut être assuré que le terrorisme va dresser l'échafaud ou lancer la bombe quelque part.
On peut admirer, comme on aime, sans estimer. Les sentiments lucides ne sont pas les moins chauds ni les moins décisifs, et ils ont l'avantage de ne pas s'égarer.
Désespérer est permis à qui doit mourir. Mais les nations par rapport aux hommes sont immortelles; brisées et partagées, elles peuvent tenir indéfiniment.
L'égalité ne peut régner qu'en nivelant les libertés, inégales de leur nature.
Huit reflets à un chapeau ne font pas un homme d'élite.
La sagesse politique consiste à savoir qu'il y a des imprévus dans la marche du monde : elle échelonne les moyens d'y faire face et d'y pourvoir.
Les imbéciles ont des grâces d'état pour devenir très rapidement des coquins.
Le relâchement de la pensée est toujours une faiblesse au gouvernement. Mais l'opposition, c'est un véritable crime. Il n'y a que la vérité pour armer et soulever un peuple.
La force c'est l'indispensable, mais si on veut la retenir, la fixer, la capter, il faut l'idée.
Notre France est une œuvre d'art.
Misérable quand elle est divisée, la France renaît à la gloire quand ses divisions disparaissent.
Son instinct le lui dit, sa mémoire le lui rappelle, sa raison le lui explique.
Il y a des moments de l'Histoire qui sont si étroits et si difficiles que les héros eux-mêmes n'y peuvent rien sauver qu'un principe, une tradition, une idée.
Comme toutes les plus belles inventions de l'homme sont nées de sa tristesse et de son mécontentement, les beaux éclats de l'histoire des peuples ont été presque tous préparés, mûris et comme enfantés dans la douleur.
Un véritable homme d'État n'agit point en vue de l'unique succès immédiat.
Il sait qu'il peut mourir avant que toutes les semences aient donné leurs fruits apparents.
Le scepticisme, qui est une bonne défense immobile contre les idées fausses, n'a jamais été un moyen de faire avancer une idée juste.
Le patriotisme, quand la raison l'éclaire, n'est que le synonyme de la pitié la plus profonde, des plus hautes tendresses et enfin de l'humanité.
La pensée étant ce qu'il y a de plus honorable dans l'homme, je ne vois pas pourquoi l'on n'y mettrait point quelques risques de souffrance et même de mort.
Une pensée sereine, qui est saisie de quelque vérité utile et sublime, est assurée du calme à la condition de lui être fidèle.
La tradition n'est pas l'inertie, son contraire : l'hérédité n'est pas le népotisme, sa contrefaçon.
La vérité est intraitable. Ce sont les personnes humaines qui ont le devoir de composer et de concilier. Au-dessus d'elles, la vérité se garde pure. Elle ne varie pas au fond de son ciel.
Ce qui est, ce qui n'est pas n'est pas, nous n'y pouvons rien.
La sincérité n'est pas la vérité. L'intention la plus droite et la plus ferme volonté ne peuvent pas faire que ce qui est ne soit pas.
La vraie tradition est CRITIQUE; faute de ces distinctions, le passé ne sert plus de rien, ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d’être des leçons.
Un objectif : le bien public. Un moyen de l'atteindre : la vérité. Les chemins de traverse, surtout les circuits de traverse, sont de faibles secours. On s'y perd. Mais la vérité sauve.
Charles MAURRAS