15 janvier 2007

[Maurrassiana n°2] Une lettre d’Henri Rambaud au cardinal Gerlier - Documents inédits

Maurrassiana - Janvier 2007 - 2ème année –  n°2
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Une lettre d’Henri Rambaud au cardinal Gerlier - Documents inédits
Henri Rambaud (1899-1974), lyonnais, professeur de lettres, écrivain, fut un grand critique et une grande voix catholique. Il a collaboré à de nombreuses revues : la Revue universelle, le Bulletin des Lettres, Itinéraires (où il publia, notamment, à partir d’avril 1970, son « Journal des temps difficiles »). Itinéraires lui a consacré un numéro d’hommage en septembre-octobre 1974 (n° 186, avec des textes de Jean Madiran, V.-H. Debidour, Luce Quenette, Roger Joseph, Emile Poulat, Louis Salleron, le P. Gerentet). Emile Poulat a réédité son hommage, dans une version corrigée et augmentée, dans La question religieuse et ses convergences au XXe siècle (Berg international, 2005). Voir aussi la notice de Bruno Dumons « Rambaud Henri » in Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, t. 6 « Lyon », Beauchesne,1994, pages 358-359.
Henri Rambaud avait fait la connaissance de Maurras en 1921 et la relation qui s’ouvrit entre les deux hommes, malgré l’écart d’une génération, fut celle non pas de maître à disciple mais peut être résumée par la formule employée par Roger Joseph « Le Maître et le professeur ». Henri Rambaud fut un de ceux qui ont le mieux approché la poésie de Maurras. Lorsque L’Action française se fût repliée à Lyon, en 1940, les relations entre les deux hommes se firent plus étroites, malgré les désaccords politiques. L’admiration d’Henri Rambaud pour la poésie de Maurras et la confiance que mettait le second dans le jugement et le savoir du premier rendirent le lien plus étroit. En poésie, « cet attachement, a écrit Roger Joseph,  ira même parfois, de pair avec un rôle de conseiller bénévole, jusqu’à servir de révélateur, de détonateur ou de catalyseur d’une inspiration encore diffuse. »
Quand, à l’été 1944, la Libération de Lyon prit une tournure insurrectionnelle et que des menaces très sérieuses commencèrent à peser sur la vie de Maurras, il accepta, à la mi-août, de quitter son domicile de la rue Franklin, pour se réfugier, avec Maurice Pujo, dans un petit appartement de la rue Vaubécour, au 35. Il devenait le voisin d’Henri Rambaud qui habitait au 32.
Le 8 septembre, Maurras et Pujo furent arrêtés, conduits successivement à la Préfecture, au fort Montluc puis à l’hôpital-prison de l’Antiquaille. Le 12 septembre, ils furent transférés  à la maison d’arrêt de Saint-Paul-Saint-Joseph en attente de leurs procès. La correspondance avec Henri Rambaud se poursuivit, comme en témoignent les Lettres de Prison (Flammarion, 1958).
Henri Rambaud essaya aussi d’intéresser le cardinal Gerlier, archevêque de Lyon, au sort des prisonniers. Lorsque, début octobre, le cardinal visita les prisons de Lyon, il rencontra Maurras et Pujo. Maurras demanda à l’archevêque de Lyon d’intercéder auprès du directeur des prisons de Lyon pour qu’on l’autorise à faire venir des livres. Le cardinal intervint, l’autorisation fut accordée.
La lettre, inédite, publiée ici, date de quelques jours plus tard et fait allusion à une rencontre entre Henri Rambaud et le cardinal Gerlier. Le critique lyonnais tente d’éclairer l’archevêque de Lyon sur la situation intérieure de Maurras et sur sa position religieuse. Il l’illustre par deux extraits de lettres de Charles Maurras à sœur Madeleine de Saint-Joseph, du Carmel de Lisieux, lettres datées de 1937. La correspondance entre le Carmel de Lisieux et Charles Maurras ou Robert de Boisfleury a duré d’août 1936 à l’été 1940. René Rancœur a exposé le rôle important d’intermédiaire et d’intercesseur, y compris spirituel, joué par le Carmel de Lisieux[1].
Peu des lettres adressées par Maurras au Carmel ont été publiées[2]. Les deux fragments cités par Henri Rambaud sont, sauf erreur de ma part, inédits.  L’excellent connaisseur de l’œuvre et de la pensée de Maurras qui nous a communiqué ces documents juge, à raison, que ces deux extraits de lettres de Maurras, comme la lettre d’Henri Rambaud, ont « une valeur de confirmation de ce que nous pensons et savons sur l’âme de Maurras ». On sera attentif, parmi d’autres éléments importants, à cette affirmation de Maurras : « Je ne suis ni un athée, … ni un irréligieux ».
Yves Chiron

13 octobre 1944
Éminence,
Au cours de l’audience que vous avez eu la bonté de m’accorder samedi, comme je vous montrais quelques lignes de Maurras sur sa position religieuse, vous m’avez exprimé le désir d’en posséder le texte. Le voici, et gardez-le avec d’autant moins d’hésitation que ce n’est qu’une copie ; l’original n’a d’ailleurs jamais passé sous mes yeux.
À la vérité, quand ces deux fragments me furent communiqués par leur destinataire – sœur Madeleine de Saint-Joseph du Carmel de Lisieux –, le secret m’avait été demandé. Mais c’était en septembre 1937, à une date où la condamnation n’était pas levée encore, et où le Carmel redoutait tout ce qui eût risqué d’entraver ou de retarder la réconciliation ardemment désirée. Aujourd’hui, la situation est tout autre. La réconciliation est chose faite, et soit le Carmel (dans les Annales de sainte Thérèse), soit Maurras (dans l’Action française) ont publié leurs relations, sans en plus faire des mystères ; c’est de l’âme de Maurras, de sa conversion intime et totale qu’il s’agit avant tout. Sœur Madeleine m’avait communiqué ce texte pour éclairer ou garder à l’occasion un apostolat auprès de lui ; je crois rester fidèle à sa pensée en agissant de même avec vous.
Je ne crois pas en effet qu’il existe de texte plus net que ces deux fragments sur l’intime de la position religieuse de Maurras, qu’il ne révèle guère et qu’il juge même (il l’a écrit un jour) « incommunicable ». N’exagère-t-il pas en cela ? Je l’ai toujours pensé pour ma part ; et il me semble bien me souvenir que ce texte, en effet, fut pour moi, quand je le connus, beaucoup moins une révélation qu’une confirmation.
Ce qui m’avait mis sur la voie, avait été l’épigraphe (de sa composition) qu’il a inscrite au seuil des trois grandes ambitions de sa vie, philosophique (L’Etang de Marthe et les hauteurs d’Aristarchê), politique (L’Enquête sur la Monarchie) et poétique (La Musique intérieure) : Optumo Sive Pessumo Pejori Tamen Et Meliori Utrique Nefando Numini Vel Monstro Sacrum, ou comme il l’a traduite en vers français :
Essence pire que le Pire
Et meilleure que le Meilleur
Quelle est la langue qui peut dire
Les deux abîmes de ton cœur !
Mais à ce double sanctuaire
DEESSE ou MONSTRE, ô seul esprit
De mon ombre et de ma lumière,
L’unique hommage soit inscrit.
Ces vers mystérieux m’avaient paru une profession secrète de manichéisme, et je m’en ouvris à sœur Madeleine. Et c’est alors qu’elle me répondit pas les textes que je joins à cette lettre, et où le nom de s. Augustin est une confirmation nette.
Actuellement, je ne crois  plus qu’il y ait chez Maurras d’hostilité pour le Christ, comme il y en a eu certainement dans sa jeunesse, et même assez longtemps. Sa grande difficulté morale me paraît être du côté de la charité, dont il est bien loin (comme nous tous, hélas !) de connaître toute l’exigence. Mais du côté positif, il faut inscrire un immense appétit de la vie future (et d’une vie future personnelle, avec résurrection de la chair et communion des saints, les deux dogmes auxquels il est le plus sensible) et une obscure, mais je crois fervente dévotion à certains saints, ou plutôt à certaines saintes, la sainte Vierge et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus entre toutes. Dieu veuille que ces clartés encore incertaines et timides deviennent un jour la plénitude de la lumière !
Voilà, Eminence, les quelques indications qu’il m’est possible de vous donner ce matin, où je suis pressé par un départ, sur la position religieuse de Maurras. Mais si vous désirez des compléments ou un exposé plus complet, il va de soi que je serais à votre disposition : je crois la connaître assez bien, et tout ce que je pourrais faire pour cet homme que j’ai tant aimé et pour qui je garde, même détaché de bien des pentes de sa pensée, une profonde affection, me serait une douceur.
J’apprends que vous partez vous-même pour Paris. Me permettez-vous de souhaiter que sa pensée, son souci vous accompagnent ? Je ne sais ce que vous pourrez faire pour lui là-bas, — je vous signale seulement, à tout hasard, qu’il a le plus grand désir d’y être transféré. Mais je vous dis surtout, du fond du cœur, mon immense reconnaissance pour la bonté que vous m’avez témoignée, pour moi et pour lui. Je sais qu’il y a été très sensible. Pour moi, j’en ai été bien profondément touché.
Voulez-vous excuser cette lettre trop hâtive et qui dit bien mal ce que je voudrais. Et veuillez agréer, je vous prie, Eminence, avec l’expression de mon immense gratitude, celle de ma fidélité et de mon plus profond respect.
Henri Rambaud
Deux extraits de lettres de Charles Maurras à sœur Madeleine de Saint-Joseph :
[janvier 1937]
… Le vrai ! Le vrai ! Je ne sais pas le vrai du monde, ou des mondes, mais je suis obligé de savoir où est le vrai de mon cœur et de ma pensée. Je ne suis ni un athée, comme l’auront dit, et l’auront cru, d’innombrables imbéciles, ni irréligieux. Mais mon sentiment profond des Puissances supérieures n’a jamais pu se fixer dans le monothéisme et si ce qui m’est donné ou offert comme explication me paraît redoubler les difficultés, c’est un fait auquel je ne puis rien !
[mai 1937]
Il y a des choses qui ne dépendent pas de l’homme. Son esprit voudrait voir et il ne voit pas. Le mien est aux prises avec les difficultés immenses relatives à la vie, à l’être, à ses causes et à ses raisons. J’en suis resté depuis longtemps, à la philosophie pluraliste sans me dissimuler qu’elle n’est pas une explication ; j’y vois une simple position du problème, mais tellement forte et aiguë qu’une solution ne s’en est jamais dégagée pour moi et que toute tentative unitaire n’a jamais fait que redoubler mes ténèbres et en épaissir, en approfondir les replis douloureux.
Il me semble avoir lu que saint Augustin mit de longues années à sortir de là. Les ressources de ce grand esprit dépassent trop les miennes pour qu’il me soit permis de m’étonner de mes défaites. Du moins ai-je la conviction de n’avoir jamais voulu ébranler une seule croyance, n’ayant jamais enseigné ni propagé le système de mes inquiétudes que j’ai toujours gardées pour moi : la certitude seule vaut la peine d’être exprimée. Je serais heureux de le faire s’il m’était donné un jour de voir ce que je ne vois pas aujourd’hui…
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Note critique
Laurent Joly, « Les débuts de l’Action française (1899-1914) ou l’élaboration d’un nationalisme antisémite », Revue historique, n° 639, juillet 2006, p. 695-718.
Laurent Joly, à qui l’on doit une biographie de Xavier Vallat (Grasset 2001) et une Histoire du Commissariat aux Questions juives (Grasset, 2006), publie une longue étude sur l’antisémitisme fondateur, selon lui, de l’Action française. On passera sur l’affirmation, fausse, qu’il n’y avait, jusqu’en 2000, « aucun travail universitaire …ni un seul ouvrage ou article » consacré à l’antisémitisme maurrassien. Pour s’en tenir aux travaux universitaires antérieurs à 2000, on renverra, par exemple, à l’étude de Victor N’Guyen, « Note sur les problèmes de l’antisémitisme maurrassien » dans le volume collectif L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Editions du C.N.R.S., 1977, p. 139-154.
La démonstration qu’entend faire Laurent Joly est la suivante : « Dès les débuts de l’Action française, la haine du Juif et la nécessité d’un combat contre les valeurs qu’il est supposé incarner occupent une place prépondérante. Dans sa pratique, le nationalisme intégral des premières années fut un authentique nationalisme antisémite. »
Pour étayer sa démonstration, Laurent Joly s’appuie essentiellement sur deux sources, de valeur inégale nous y reviendrons. Il se réfère, d’une part, aux articles de Maurras parus, jusqu’en 1914, dans L’Action française (bimensuelle puis quotidienne), dans La Gazette de France et dans La Libre Parole. D’autre part, il cite abondamment les Archives de la Préfecture de police de Paris et des « Notes de police » conservées dans le fonds « Action Française » des Archives nationales. Ces archives policières ont été, il est vrai, peu utilisées par les historiens de l’Action française, mais elles ne sont pas une source d’archives parmi d’autres. Ces « rapports des Renseignements généraux » et ces « notes de police » sont-ils fiables ? Quelle crédibilité l’historien peut-il accorder à des faits, à des chiffres, à des propos rapportés dans un rapport de police ? On ne déniera pas toute fiabilité à ce genre de source – officieuse et engagée – mais on doit l’utiliser avec précaution, de manière critique et comparative. Par exemple, Laurent Joly cite six lignes d’une conférence de Vaugeois faite le 20 juin 1899. Il fait cette citation à partir d’un rapport d’un agent des RG. Que ne s’est-il référé au texte lui-même publié dans le n° 1 de la revue L’Action française, puisqu’il s’agit du texte fondateur de l’Action Française ? Il aurait vu que ce qu’a véritablement dit Vaugeois et ce qu’en a rapporté le fonctionnaire des RG diffèrent sensiblement, et pas seulement dans la forme.
Sans insister sur cette question de méthode, on sera plus attentif à la démonstration elle-même : « la lutte antijuive » serait, dès l’origine de l’AF, « au cœur du combat contre la République ». Laurent Joly ne méconnaît pas qu’une grande partie de la gauche, est, à la même époque, antisémite. Il en arrive même à estimer que « l’AF tente de séduire les milieux ouvriers grâce à l’antisémitisme ».  Mais une telle affirmation est en contradiction avec l’affirmation que « chez Charles Maurras, la haine du Juif occupe une place prépondérante tant dans son univers mental que dans la construction politique qu’il a élaborée ». Soit l’antisémitisme est constitutif de la pensée de Maurras et du programme de l’AF, soit il est instrumentalisé et n’a que pour fonction de « séduire les milieux ouvriers ».
En fait, c’est ni l’un ni l’autre. À se focaliser sur la question juive, Laurent Joly en revient à perdre de vue le vrai ressort de la pensée politique de Maurras : la critique de la démocratie et le raisonnement nationaliste. C’est dans sa critique de la démocratie que la question juive a sa place, dans la fameuse description des « quatre états confédérés ». Ce n’est pas anodin – surtout quand on sait l’issue sanglante qu’a voulu donner Hitler à la question juive – mais c’est commettre un anachronisme et une injustice historique que de considérer que dans le Maurras des années 1899-1914 il y avait « une haine du Juif », une haine centrale déterminante de toute sa pensée. La pensée maurrassienne de ces années-là trouve son centre ailleurs  comme il l’écrira plus tard : la considération « des besoins du pays, les vides et les creux de la démocratie républicaine appelant les saillants et les pleins de la monarchie, ceux-ci d’autant plus désirés, d’autant plus désirables que, d’un temps à l’autre, les vides s’approfondissaient, les creux se creusaient encore et les événements ne cessaient pas d’y ajouter, comme dit l’autre, ”de grandes et de terribles leçons”. » (Action française, 17 avril 1941).
Yves Chiron
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[1] René Rancœur, « La levée de l’Index en 1939 et le Carmel de Lisieux », Etudes maurrassiennes, t. 5, vol. II, Aix-en-Provence, Centre Charles Maurras, 1986, p. 407-426.
[2] Quelques-unes ont été publiées par Lucien Thomas, L’Action française devant l’Eglise de Pie X à Pie XII, Nouvelles Editions Latines, 1965, p. 359-342 et par Pierre Pascal, Maurras, Editions de Chiré, 1986, p. 234-239.