15 avril 2007

[Maurrassiana n°3] Dans le jardin de l'amitié, par Mme Léon Daudet + «...Mes devoirs de douce badauderie...» - par Bernard de Vaulx

Maurrassiana - Avril 2007 - 2ème année –  n°3
 Lorsque Charles Maurras a été élu à l’Académie française, l’Action Française lui a consacré, le 16 juin 1938, un numéro spécial de son supplément littéraire. Nous en reproduisons ici deux articles, ceux de Mme Léon Daudet et de Bernard de Vaulx, qui montrent certains aspects humains et intimes de Maurras.
Nous y ajoutons un florilège de la pensée de Maurras. Ces « Notes et Réflexions » ont paru le 7 janvier 1937 dans L’Action Française, à l’occasion d’un autre numéro spécial de « la Vie littéraire française » qui marquait le Jubilé littéraire de Charles Maurras. On peut penser que Maurras avait veillé de près à ce choix de ses pensées, qui reflète le meilleur et le plus sûr de sa pensée.
Y.C.
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Dans le jardin de l'amitié - par Mme Léon Daudet
Il fait bon se promener dans le jardin de l'amitié en compagnie de notre cher Maurras.
Ceux qui ne le connaissent que par son œuvre immense, son étonnant labeur, ses vastes connaissances, son optimisme sans pareil, le connaissent-ils vraiment ? Je ne le crois pas tout à fait... Ses admirateurs, et ils sont nombreux, peuvent déjà le contempler à travers ses écrits, comme s'ils avaient devant eux sa statue, modelée par un artiste grec, en plein soleil, dans un beau et grave paysage de Provence.
Car, sur cette terre, où presque rien ne dure, Charles Maurras, dès son vivant, représente la fidélité de la pensée et du sentiment, ses amis savent qu'il ne change pas, quelles que soient les influences ou les circonstances de la destinée, et qu'il n'abandonne jamais ceux qui ont mis en lui leur confiance et leur affection.
Cependant, dans l'éclatante lumière de sa vie publique, combien de nuances et combien de rayons dans cette riche nature peuvent nous échapper... (N'est-ce pas au-delà du prisme que l'on fait les plus belles découvertes ?...).
Je veux donc simplement aujourd'hui, en fermant les yeux sur le présent, évoquer la douceur des journées d'amitié parfaite passées à Martigues, dans sa chère maison, avec sa mère si compréhensive et si bonne, qui savait faire régner chez elle, malgré son grand âge, l'affection et la fermeté, mêlées à une si émouvante spiritualité.
C'est en parlant avec Mme Maurras que j'ai le mieux compris son fils. Il lui ressemble tellement ! Attachés à tous leurs devoirs, prenant toutes leurs responsabilités, ne négligeant rien, ni personne, donnant tout, ils étaient tous les deux comme les reflets d'un même divin miroir ; il n'avait pas pour elle, comme ont souvent les fils, un amour de condescendance, ils se comprenaient à merveille, sans paroles, doués de la même finesse sur un fond secret héroïsme ; ils savaient, au courant des jours, se montrer gentils, pleins de gaieté et de simplicité, et leur double présence ravissait leurs proches.
Aussi, hier, en apprenant, avec quelle joie! dans le vestibule de l'Institut, l'élection de Charles Maurras à l'Académie française, ma première pensée fut-elle d'associer aussitôt cette joie à celle de tous les siens absents : à sa mère ; à son frère Joseph qui l'aimait tant ; à la longue lignée de ses « Avi, si sages, si sages » qui devaient être fiers de voir enfin reconnues officiellement en France la valeur morale et la force intellectuelle de leur descendant.
Oui, c'est à Martigues et aussi à Roquevaire que mon cœur a bondi par le message de la prière, dès que j'ai su la bonne nouvelle; et le jardin de l'amitié et du souvenir soudain s'est fleuri de milliers de roses.
Madame Léon DAUDET
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« ... Mes devoirs de douce badauderie... » - par Bernard de Vaulx
C'est à l'occasion de l'éclipse de soleil du 16 avril 1912 que Charles Maurras a parlé, avec le plus spirituel enjouement, de ses « devoirs de douce badauderie ». Ce matin-là, le numéro de l'Action française achevé, il avait couru joyeux à la gare Saint-Lazare prendre le premier train pour Saint-Germain, et muni de verres fumés, s'était installé sur la noble terrasse transformée en observatoire populaire, pensant qu'il n'y avait aucun romantisme à regarder le ciel quand il mérite d'être vu. Son stoïcisme ordinaire ne manque donc pas de gaieté, comme l'a dit l'autre jour Léon Daudet. Et il nous a semblé qu'une petite touche manquerait à son portrait s'il n'était fait mention de pages où se montre un Charles Maurras enjoué, curieux, visuel, flâneur et même, pour tout dire, un peu amateur de badauderie, qui tiennent peut-être dans son œuvre une place un peu comparable à celle du Voyage aux Pyrénées dans l'œuvre de Taine.
Charles Maurras n'a jamais analysé de façon plus explicite une certaine attente, une certaine flânerie, qui est une manière de se recueillir pour mieux savourer le bonheur, que dans Anthinéa, au point où il raconte comment il a retardé son rendez-vous avec l'Acropole. Mais c'est le curieux de la rue parisienne, l'observateur amusé et attendri, l'ami du petit peuple, que nous aimerions suivre ici, celui qui a écrit un jour que la « familiarité... est l'âme de la véritable vie française ». Cette familiarité ne s'est jamais librement épanouie que devant l'ennemi et le danger.
Après le raid du premier zeppelin apparu dans notre ciel, Maurras alla, toujours au petit matin, rue Dulong et rue des Dames, où l'appelait impérieusement « le devoir professionnel du badaud ». Arrivé aux Batignolles il entra dans un débit de tabac qui ouvrait paresseusement sous la direction d'une débitante « autoritaire et majestueuse », promenant « sur un comptoir haut et large comme un trône, son puissant profil bourbonnien ». Il osa parler de bombes en acquérant deux sous d'allumettes de cire :
« – Je les ai entendues, je ne les ai pas vues, répondit-elle avec un bâillement.
Une pauvre fille à tignasse blonde, aux yeux frais, me tira de peine:
C'est au 78...
Loin d'ici ?
Eh ! non, là...
Il n'y avait qu'à traverser la petite place, à remonter six numéros. »
Ce vivant croquis achevé, Maurras avoue qu'il ne trouva rien, qu'une fine poussière blanche, « quelque chose comme des parcelles de craie au sortir du marteau-pilon ».
Vint la Bertha, et cette journée de mars 1918 où les Parisiens entendirent ses premiers obus. Maurras ne voulut point de voiture pour rentrer chez lui de l'imprimerie. « De pareilles heures ne se goûtent qu'à pied ». Sur le « chemin de l'école », il s'élança tout curieux de voir et de savoir. Il vit au coin de rue une silhouette familière arrêtée, et l'oreille tendue, comme pour reconnaître, identifier le son d'une voix. La passante reprit sa course. Il l'attendit pour la saluer.
« C'est, a-t-il conté lui-même, une de ces femmes courageuses qui sont nos collaboratrices de la dernière heure puisque, de leurs magasins de quartier, elles s'en vont distribuer de porte en porte, et parfois d'étage en étage, l'Action française et le Pays, le Figaro et la Victoire, l'Echos de Paris et l'Humanité. J'ai vu son mari soldat. Il est employé de librairie. Ce sont nos liens.
– Eh! bien, lui dis-je, encore le canon ? Elle me fit signe qu'il n'y avait pas doute et continua son chemin. « C'est la guerre », criai-je. Elle répondit : « C'est la guerre », et sans hâter ni ralentir, poursuivit l'élan quotidien.
J'arrivais sur le pas de la porte comme une petite laitière en sortit, l'œil brillant, la bouche fleurie d'une nouvelle intéressante, et sans attendre la question, s'écria :
– J'étais là-haut... ça a fait baada booum, baada.
Et elle porta précipitamment la main à sa bouche pour feindre la terreur qu'elle n'éprouvait plus.
– Il y a longtemps ? demandais-je.
– Cinq ou six minutes, peut-être... ».
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Le 15 juillet, vers 8 heures et demie du soir, une Bertha tomba rue Saint-Lazare, devant la cour du Havre, à quelques mètres de nos anciens bureaux de la rue de Rome. Le lendemain, Maurras écrivait dans son journal:
« L'heureux sort m'ayant presque fait assister pour ma part à l'un de ses retours (de la Bertha), j'ai principalement vu rouler des pavés, se fendre quelques vitres et le courant des gaz déflagrants coucher au ras du sol une jeune passante. On l'a relevée fraîche et rose, sans autre mal que celui de la commotion, un peu surprise de voir se ruer tant de monde : en effet d'un demi-kilomètre à la ronde tous les voisins couraient à toutes jambes pour être des premiers à contempler la merveille des points de chute ! »
J'étais ce jour-là, à côté de lui sur le balcon de la rédaction, où nous nous étions retrouvés. Les débris de pavés et de vitres tournaient dans l'air. Je me vois le prenant par la manche pour l'en écarter et lui-même me rabrouant : « Allons faire notre métier ». Et nous fûmes dans la rue, fendant les badauds et le cordon d'agents que son coupe-file brandi faisait écarter en hâte. Le point de chute était un trou, à la vérité fort modeste. Aucun des consommateurs des terrasses voisines n'avait été égratigné. Seul, le kiosque à journaux tout proche avait pris l'inclinaison de la tour de Pise sous la pression des gaz, laissant indemne la marchande.
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Charles Maurras a toujours aimé les spectacles militaires. Pendant des années, il a peu manqué de revues du 14 juillet. Celle du retour des vainqueurs nous a valu l'une des plus belles « choses vues » qu'il ait écrites. Qu'on nous permette d'en citer l'essentiel et d'abord l'amusant récit du mauvais tour que lui joua son démon de journalisme. Il s'était juré, en quittant l'imprimerie au petit jour, comme à l'ordinaire, d'aller sans retard au rendez-vous qu'un ami lui avait fixé au sommet d'un splendide appartement dominant la Concorde.
Dès quatre heures du matin, je prenais des mesures, tirais les plans pour ne pas manquer la parole. Mais tel est le démon professionnel ! il en a autrement disposé.
À quatre heures et quelques minutes, il faisait donc l'ascension des Champs-Élysées, se jurant d'en redescendre dès qu'il aurait pris l'air de l'esplanade. À cinq heures, il y était toujours; à six...
« ... À six, les défauts et mérites du cénotaphe en déplacement exigent de grands efforts d'attention ou de discussion ; à six et demie, je tente sans succès l'ascension intérieure de l'Arc du Triomphe ; à sept, je n'ai pas démarré; à sept et demie, le métier de badaud continue à faire savourer ses délices. Voici des députés amis qui rient de leurs confrères de gauche qui ont arboré des insignes et des baromètres : les petits malheureux, ils vont nous faire écharper ! »
Maurras s'attarde à admirer les Alsaciennes et les Lorraines en costume ; puis les cheicks aux brillants costumes : « Voilà des gens qui savent s'habiller ! ». Et sa flânerie continue, avec un léger remords toutefois :
« Une idée consciente, embusquée quelque part dans le subconscient, agitée comme cette foule, me détourne de rechercher ce qui devrait être ma volonté. Commodité, humeur, vagues et vaines curiosités successives, expliquez-moi comment il s'est fait que bien avant qu'il fut huit heures, j'ai échoué finalement avec le sentiment confus que telle était en somme la destinée de mon matin, dans un groupe de photographes, de policiers et de reporters, où se heurtent des gens charmants, d'autres qui le sont moins, mais qui se trouve campé comme par un fait exprès des dieux bons exactement à droite de l'estrade présidentielle ? C'est de là que, petit à petit, tantôt entre des épaules trop hautes, un peu plus tard à découvert, j'ai tout vu. »
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Il faut laisser un autre récit, celui du 14 juillet 1920, pourtant bien savoureux. Il nous faut même renoncer à dire longuement l'étroite relation de ces « choses vues » avec ses pages de doctrine, sans manquer d'observer toutefois que c'est au cours d'une description fort belle des boues et limons du Rhône que Charles Maurras a formulé l'un des canons de son esthétique : Aucune origine n'est belle. La beauté véritable est aux termes des choses.
Du moins avons-nous tenté de faire voir que, jusque dans le reportage pittoresque qu'il a salué un jour comme « l'honneur de notre presse », « la partie voisine de la perfection », Charles Maurras est journaliste, journaliste né.
Bernard de VAULX
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NOTES ET RÉFLEXIONS - par Charles MAURRAS
La pudeur est une parure, la nudité en est une autre. Une ligne élégante se suffit, comme une taille belle et svelte, élancée d'un jet pur.
L'art vrai ne peut aller sans quelques-unes des qualités du caractère et de la volonté.
La subordination n'est pas la servitude, pas plus que l'autorité n'est la tyrannie.
L'autorité viendra d'où elle vient toujours, d'où ne peuvent venir ses contrefaçons révolutionnaires : elle sortira des profondeurs du droit historique, elle jaillira de la nature de notre terre et de notre nation.
L'avenir appartient à qui recueille et sème l'éternelle fleur du passé.
Il est beau de sentir qu'une belle colonne dorique, c'est le beau parfait. Il est meilleur de le sentir et de savoir la raison de son sentiment.
Il faut tirer de soi et du bon exercice de sa fonction ses paradis intérieurs.
Choisir n'est pas exclure ni préférer : sacrifier.
Toutes les fois que les disciples de Rousseau et de Kant mettent la main sur leur cœur pour parler de leur conscience et de sa liberté, on peut être assuré que le terrorisme va dresser l'échafaud ou lancer la bombe quelque part.
On peut admirer, comme on aime, sans estimer. Les sentiments lucides ne sont pas les moins chauds ni les moins décisifs, et ils ont l'avantage de ne pas s'égarer.
Désespérer est permis à qui doit mourir. Mais les nations par rapport aux hommes sont immortelles; brisées et partagées, elles peuvent tenir indéfiniment.
L'égalité ne peut régner qu'en nivelant les libertés, inégales de leur nature.
Huit reflets à un chapeau ne font pas un homme d'élite.
La sagesse politique consiste à savoir qu'il y a des imprévus dans la marche du monde : elle échelonne les moyens d'y faire face et d'y pourvoir.
Les imbéciles ont des grâces d'état pour devenir très rapidement des coquins.
Le relâchement de la pensée est toujours une faiblesse au gouvernement. Mais l'opposition, c'est un véritable crime. Il n'y a que la vérité pour armer et soulever un peuple.
La force c'est l'indispensable, mais si on veut la retenir, la fixer, la capter, il faut l'idée.
Notre France est une œuvre d'art.
Misérable quand elle est divisée, la France renaît à la gloire quand ses divisions disparaissent.
Son instinct le lui dit, sa mémoire le lui rappelle, sa raison le lui explique.
Il y a des moments de l'Histoire qui sont si étroits et si difficiles que les héros eux-mêmes n'y peuvent rien sauver qu'un principe, une tradition, une idée.
Comme toutes les plus belles inventions de l'homme sont nées de sa tristesse et de son mécontentement, les beaux éclats de l'histoire des peuples ont été presque tous préparés, mûris et comme enfantés dans la douleur.
Un véritable homme d'État n'agit point en vue de l'unique succès immédiat.
Il sait qu'il peut mourir avant que toutes les semences aient donné leurs fruits apparents.
Le scepticisme, qui est une bonne défense immobile contre les idées fausses, n'a jamais été un moyen de faire avancer une idée juste.
Le patriotisme, quand la raison l'éclaire, n'est que le synonyme de la pitié la plus profonde, des plus hautes tendresses et enfin de l'humanité.
La pensée étant ce qu'il y a de plus honorable dans l'homme, je ne vois pas pourquoi l'on n'y mettrait point quelques risques de souffrance et même de mort.
Une pensée sereine, qui est saisie de quelque vérité utile et sublime, est assurée du calme à la condition de lui être fidèle.
La tradition n'est pas l'inertie, son contraire : l'hérédité n'est pas le népotisme, sa contrefaçon.
La vérité est intraitable. Ce sont les personnes humaines qui ont le devoir de composer et de concilier. Au-dessus d'elles, la vérité se garde pure. Elle ne varie pas au fond de son ciel.
Ce qui est, ce qui n'est pas n'est pas, nous n'y pouvons rien.
La sincérité n'est pas la vérité. L'intention la plus droite et la plus ferme volonté ne peuvent pas faire que ce qui est ne soit pas.
La vraie tradition est CRITIQUE; faute de ces distinctions, le passé ne sert plus de rien, ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d’être des leçons.
Un objectif : le bien public. Un moyen de l'atteindre : la vérité. Les chemins de traverse, surtout les circuits de traverse, sont de faibles secours. On s'y perd. Mais la vérité sauve.
Charles MAURRAS