15 novembre 2006

[Maurrassiana n°1] Le Maurras de Giocanti - par Yves Chiron

Novembre 2006 - 1ère année –  n°1
Le Maurras de Giocanti - par Yves Chiron
Stéphane Giocanti livre une nouvelle biographie de Maurras[1]. La première tentative fut celle de Roger Joseph, inachevée malheureusement. Le Maurras de Giocanti a d’indéniables qualités et des faiblesses.
En 1994, Stéphane Giocanti avait soutenu, devant l’Université de Paris IV-Sorbonne, une thèse de doctorat consacrée à « Charles Maurras, félibre. L’itinéraire et l’œuvre d’un chantre »[2]. Il publie aujourd’hui une œuvre d’une ambition plus vaste qui restitue non plus seulement Maurras le provençal mais aussi Maurras le politique, le polémiste, le journaliste, le critique littéraire.
Cela nous vaut un gros livre, au style fluide, qui s’appuie sur les travaux de ses devanciers et sur des documents inédits. La « bibliographie sélective » qui termine le livre est ample, même si certains ouvrages importants manquent, nous y reviendrons. Mais on peut s’étonner  déjà que Giocanti qui, à juste titre, renvoie ses lecteurs à la Nouvelle Bibliographie de Charles Maurras publiée il y a un quart de siècle par Roger Joseph et Jean Forges, ne signale pas la bibliographie maurrassienne publiée il y a quatre ans par Alain de Benoist[3]. C’est pourtant la seule bibliographie de Maurras disponible en librairie et elle vient très utilement, et dans toutes les rubriques, compléter le grand travail de Roger Joseph et de Jean Forges. La bibliographie établie par Alain de Benoist s’est imposée comme une référence auprès des lecteurs de Maurras et elle est présente dans nombre de bibliothèques universitaires françaises et étrangères.
Pour ce qui est des inédits, on ne trouvera pas dans le livre de Giocanti de textes politiques inédits ou des pages littéraires inconnues, il s’agit essentiellement d’extraits de correspondances amoureuses – encore que Giocanti, même s’il évoque sommairement la liaison avec la Comtesse de La Salle, soit passé à côté des quelque 500 lettres que Maurras lui a adressées. La Comtesse de La Salle fut la plus durable passion amoureuse de Maurras. Cette grande histoire attend encore d’être racontée et mise en relation avec certains des poèmes de Maurras.
De subtiles analyses littéraires
Giocanti, en spécialiste de la littérature provençale des XIXe et XXe siècles, et en bon connaisseur du Félibrige, montre comment Maurras a entretenu, toute sa vie, des relations étroites avec tout ce que le Midi a compté de poètes et de romanciers. Par ses propres écrits, Maurras a été lui-même un chantre incomparable de sa province natale et a su élargir, politiquement, l’œuvre de Mistral. Là où celui-ci raisonnait en termes de renaissance littéraire de la Provence, Maurras a œuvré aussi pour sa renaissance politique, d’abord par des campagnes pour la « décentralisation ».
La « biographie intellectuelle et littéraire » que Giocanti livre nous vaut de longues, et souvent subtiles, analyses des œuvres poétiques et littéraires de Maurras. Quand, par exemple, Giocanti évoque les écrits, prose et poèmes, que Maurras a composés après la Première Guerre Mondiale – hommages aux morts, amis ou inconnus – son analyse fait pénétrer admirablement dans des œuvres aujourd’hui malheureusement oubliées. Quand, plus loin, il définit l’ « antiromantisme » de Maurras en littérature, il écrit lumineusement : « l’antiromantisme de Maurras est une critique du gnosticisme : non pas seulement de l’artiste romantique, mais de l’homme moderne, qui voudrait anéantir l’ordre du monde créé ; ivre d’échapper à toute détermination – à commencer par la condition tragique de l’humanité –, il se sacre dans un monde indéfiniment virtuel où il spécule ». Ailleurs encore, il définit finement « l’atticisme littéraire maurrassien ».
À propos de nombre d’œuvres de Maurras, littéraires ou poétiques, il y aura donc intérêt désormais à se référer à la présentation et à l’interprétation qu’en donne Giocanti.
Mais son livre n’est pas sans faiblesses, ni non plus sans injustices.
Quelques erreurs
On passera sur quelques noms propres estropiés (Monk, Schrameck et d’autres, orthographiés différemment d’une page à l’autre). On mettra encore au compte des bourdes l’existence d’écrivains « fascistes » en 1905 (p. 322), par exemple.
Mais plus graves sont des affirmations erronées qui, si elles sont répétées par d’autres, risquent de devenir des fausses informations. Le P. Garrigou-Lagrange, dominicain, n’a jamais été « directeur du Grand Séminaire de Rome » (p. 326 et 330), Giocanti le confond avec le P. Le Floc’h, spiritain.
Giocanti nous dit qu’en mars 1936, lors de la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler, « L’Action française est le principal journal à demander une riposte militaire immédiate » (p. 390). C’est exactement l’inverse qui est vrai[4].
 L’ amiral Auphan n’a jamais été « rédacteur à L’Action française » (p. 447), Giocanti le confond avec Louis-François Auphan.
Maurice Pujo et Georges Calzant ne furent pas emprisonnés « quelques mois » (p. 455) par les Allemands mais dix-neuf jours.
L’appartement où Maurras trouva refuge au moment de la libération de Lyon, en 1944, n’était pas situé rue Franklin (p. 456 et 470) mais rue Vaubécour ; le détail est mineur, dira-t-on, mais ce fut le dernier domicile d’homme libre de Maurras.
L’auteur pourra trouver scolairement pointilleux ce relevé des erreurs, qui n’est pas exhaustif, mais, en histoire, la bourde ou la confusion non corrigées risquent de passer pour des faits avérés.
Une légende
Cette recension est l’occasion de rectifier une légende. Giocanti, après d’autres auteurs, nous dit, sans préciser de quelle époque il parle : Maurras « refuse un salaire supérieur à celui du dernier typo du journal » (p. 14). Plus loin dans le livre, évoquant l’année 1935, il nous répète : « Maurras n’a qu’un salaire modeste, celui d’un ouvrier imprimeur qualifié » (p. 378).
Ces remarques sont destinées à nous montrer que Maurras fut un journaliste désintéressé. Tous les témoignages s’accordent pour dire que Maurras n’était pas ce qu’on appelle un « homme d’agent », âpre au gain. Mais c’est entretenir une légende, bienveillante, que de répéter que Maurras, à l’Action française, ne touchait qu’un salaire d’ouvrier typographe. L’histoire financière du journal et du mouvement reste à faire, elle serait d’un intérêt limité sauf si on la corrèle avec une étude des moyens de propagande de l’A.F. ; qui plus est, la disparition de nombre des archives du journal rendrait très difficile une étude exhaustive de ses finances.
Mais, par des archives privées conservées, on est exactement renseigné sur les salaires versés à l’Action française en septembre 1939 : Charles Maurras, Maurice Pujo et Léon Daudet reçoivent respectivement 4.000, 5.000 et 3.500 francs par mois. C’est, de loin, les salaires les plus élevés. Pour avoir un élément de comparaison, un instituteur débutant touchait, à cette époque, environ 1.000 francs par mois. Maurras gagnait donc quatre fois plus qu’un instituteur débutant.
Maurras ne s’est pas enrichi à l’A.F., mais il n’a pas non plus renoncé à une juste rémunération.
Des silences
D’un tout autre ordre, est l’absence de toute évocation de la franc-maçonnerie dans le livre de Stéphane Giocanti. On sait que Maurras avait distingué « quatre Etats Confédérés » (juif, protestant, franc-maçon, métèque) en France. Il les appelait aussi une « fédération d’oligarchies » : « Ils tiennent le pays légal. Ils le composent. Ils assurent le personnel des charges publiques. Ils y font régner un esprit, un langage, un ensemble de principes directeurs suffisamment liés. Cela forme un gouvernement »[5]. Maurras, soit dit en passant, prévenait que cette affirmation pouvait être faite « moyennant des exceptions qu’il faut avoir grand soin de faire pou ne pas sortir de la vérité humaine ! »[6].
Pourquoi, dans sa biographie, Giocanti passe-t-il sous silence l’antimaçonnisme de Maurras alors qu’il consacre, à plusieurs reprises, de longs développements à son antisémitisme ?
Autre silence de Giocanti : celui sur la « démocratie religieuse ». On sait qu’en 1921, Maurras a rassemblé sous ce titre trois ouvrages antérieurs : Le Dilemme de Marc Sangnier (1906), La Politique religieuse (1912) et L’Action française et la religion catholique (1913). Giocanti a évoqué assez longuement le débat avec Sangnier et, très rapidement, le dernier livre. Mais il n’a pas perçu la portée réelle de la démonstration. Il est passé à côté de l’unité que forme La Démocratie religieuse, « livre majeur, livre fondamental, le plus maurrassien de tous, et demeuré le plus actuel » a écrit Jean Madiran.
Maurras appelait « démocratie religieuse » cette religion nouvelle ou « messianisme temporel » qui consiste, notamment, « à n’accepter aucune loi dont la conscience individuelle n’ait pas été, au moins en théorie, le législateur ; à ne jamais admettre d’obéir à un autre que soi ; et à fonder la démocratie politique sur l’impératif catégorique de cette insurrection morale contre l’ordre naturel et surnaturel.[7] »
Maurras « xénophobe » ?
Certaines interprétations et certains jugements de Giocanti encore sont contestables.
On sera d’accord avec lui pour estimer que dans l’œuvre si abondante de Maurras, il y a des redites voire, ici ou là, du « ressassement ». Mais comment considérer qu’après 1924, l’œuvre politique de Maurras « ne connaîtra que des compléments et des précisions » ? Sans évoquer les œuvres poétiques et littéraires, il y a suffisamment, après cette date, d’œuvres politiques qui ajoutent aux démonstrations et analyses maurrassiennes.
L’analyse des régimes totalitaires, communiste et nazi, qu’on trouve dans différents ouvrages, est postérieure, bien sûr, à 1924. Les fameuses pages sur « la Politique naturelle » – l’homme comme débiteur – sont de 1937. On pourrait continuer ainsi à propos de l’Europe et d’autres sujets.
Mais, c’est la thèse centrale du livre de Giocanti qui est le plus contestable : la « xénophobie » serait au cœur de la pensée politique maurrassienne. Le mot apparaît dès la page 130, à propos des années 1895, et reviendra souvent dans les derniers chapitres qui évoquent les tragiques années 1940-1945.
La xénophobie, selon la définition du dictionnaire, est « l’hostilité à ce qui est étranger ». Maurras n’était pas xénophobe. Giocanti se souvient-il des pages où Maurras fait l’éloge de l’ « œuvre assimilatrice » qu’avait su réaliser Martigues avec ses populations venues d’Italie, d’Espagne, d’Afrique et d’Orient ? Quand, plus tard, il voyagera en Afrique du Nord, Maurras a-t-il eu des propos méprisants pour les populations arabes ? Au contraire, il réclamera, pour elles, une politique de développement.
Quand Giocanti évoque les années 40-45, son jugement sur l’attitude de Maurras est plus que sévère, il est passionnément hostile. Maurras, « isolé » dit-il, ignorant de « la situation réelle du pays », « élabore des raisonnements abstraits » (p. 445), fait preuve d’ « obstination coupable » (p. 447), « délire » (p. 448), « devient fou » (p. 452). Au final, le soutien indéfectible que Maurras a apporté au Maréchal Pétain et à sa politique ne pouvait pas « ne pas être sanctionné » (p. 467).
Giocanti, comme beaucoup d’auteurs avant lui, juge a posteriori la position de Maurras pendant la IIe Guerre mondiale. Pourtant cette position était cohérente. C’est la fameuse « ligne de crête » : ni collaboration avec l’Allemagne ni soutien public à la résistance qui risque de mener à la guerre civile. D’authentiques résistants, comme le colonel Rémy, n’ont pas voulu accabler Maurras pour cela.
Les héritiers
Quand Giocanti, dans les dernières pages de son livre, passe en revue, au galop, les héritiers et continuateurs de Maurras et de l’Action française, il sabre au clair. L’Action Française continuée, sous la direction de Pierre Pujo, est ramenée à peu de choses : elle « répètera la pensée de Maurras en la figeant souvent » estime Giocanti. La Nouvelle Action Française devenue Nouvelle Action Royaliste, fondée par Bertrand Renouvin, n’est même pas citée, malgré ses nombreux essais et travaux, qui peuvent être contestés mais qui sont un des aspects de l’héritage.
Pierre Boutang apparaît à Giocanti comme le seul héritier qui ait su « rénover la philosophie politique du royalisme ». Il écrit à son propos : « La vraie gloire d’un maître n’est-elle pas de donner naissance, non à des disciples, mais à d’autres maîtres ? ». L’œuvre multiforme de Pierre Boutang, ses fulgurences, ses passions, ses questionnements, ses obscurités aussi, – y compris dans son gros livre sur Maurras –, en font certes non un simple continuateur ou répétiteur du maurrassisme mais un penseur original qui a voulu dépasser ce qu’il considérait chez Maurras comme des apories.
En revanche, on est stupéfait du quasi-silence de Giocanti sur un autre héritier qui ne fut pas lui, non plus, un simple répétiteur : Jean Madiran. Un seul livre de Madiran est cité en bibliographie (alors que, sur Maurras, Madiran en a écrit plusieurs). Son nom est cité une seule fois dans le livre de Giocanti dans une phrase de deux lignes : « Autour de Jean Madiran, s’opèrera une synthèse entre les idées maurrassiennes et le catholicisme traditionaliste » (p. 503).
Ce stéréotype réducteur est celui qu’on rencontre, à propos de Madiran, dans la plupart des manuels d’histoire des idées politiques. Giocanti n’a pas voulu, ou n’a pas su, aller au-delà. Il n’a pas perçu la force et la fécondité de ce « dialogue-duel ». Il ignore l’œuvre politique et philosophique de Madiran. Il ignore son premier livre, publié sous le pseudonyme de Jean-Louis Lagor, La Philosophie politique de saint Thomas (Les Editions Nouvelles, 1948). Livre non anodin où, celui qui signera plus tard Jean Madiran, voulait « intégrer la physique maurrassienne à la pensée thomiste », « établir les principes selon lesquels la politique thomiste peut rencontrer l’“empirisme organisateur“ et l’intégrer à la philosophie chrétienne ».
Maurras avait perçu l’originalité et la force de cette pensée. Il avait rédigé une très longue – 28 pages – « Lettre-préface » pour ce livre ; ce fut même son dernier écrit d’homme libre puisque daté de « Lyon, 2 septembre 1944 ».
On cite souvent la quasi-lettre testamentaire de Maurras à Boutang, en février 1951 : « Nous bâtissons l’arche nouvelle, catholique, classique, hiérarchique, humaine… ». Les lignes qui terminent la Lettre-préface à Madiran sont, elles aussi, prophétiques :
« Vous proposez, écrivait Maurras, un système complet, cohérent, continu de l’expérience historique française et de la plus haute théologie. Soyez sans inquiétude, quant à ce que peuvent en penser ceux de vos aînés à qui l’expérience, à peu près seule, servit de points de départ, d’appui et d’arrivée. Ils vous redisent leur réponse : – Vous serez forcément au moins aussi heureux que nous. “Generose puer ! . Soyez-le davantage ! Ce que vous avez fait est déjà de si grand prix que l’on doit tout attendre de ce que vous ferez, pour éprouver et consolider la pensée commune, pour en augmenter les capacités, les pouvoirs, les mesures et les proportions. »

Si l’on s’accorde que « l’histoire comme jadis la navigation se construit par approximations compensées » (J.-P. Cointet), la biographie de Maurras par Stéphane Giocanti est une nouvelle « approximation », avec ses découvertes, ses confirmations, ses éclairages heureux mais aussi ses erreurs et ses  parti-pris.
Yves Chiron
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Stéphane Giocanti, Maurras. Le chaos et l’ordre, Flammarion, 576 pages. 26 euros.
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[1] Une version, abrégée, de cette recension est parue dans L’Homme nouveau, 16 octobre 2006.
[2] Thèse publiée sous le titre Charles Maurras félibre, Louis Montalte, collection « Les Amis de la langue d’oc », 1995, 473 pages.
[3] Alain de Benoist, Charles Maurras et l‘Action française. Une bibliographie, Editions BCM, 2002.
[4] Cf. L’Action française, 10.3.1936 et Y. Chiron La Vie de Maurras, p. 380-381 .
[5] Action française, 12 juin 1914 ; article repris dans le Dictionnaire politique et critique, t. II, p. 10-11.
[6] Les récents travaux de Michel Jarrige ont ouvert de nouvelles perspectives : Antimaçonnerie et Action française à la Belle Epoque, Niherne, Editions BCM, 2005, 80 pages et L’Antimaçonnerie en France à la Belle Epoque. Personnalités, mentalités, structures et modes d’action des organisations antimaçonniques. 1899-1914, Milan, Arché, 2006, 812 pages.
[7] Jean Madiran, « Avis au lecteur » dans la réédition de La Démocrate religieuse, Nouvelles Editions Latines, 1978, p. IV.