27 novembre 2008

[Maurrassiana n°9] Henri Lemoine, Charles Maurras et le carlisme - par Yves Chiron

Maurrassiana - Octobre-Décembre 2008 - 3ème année – n° 9
La querelle dynastique survenue en Espagne après la mort de Ferdinand VII (1833) a intéressé la presse française parce que la France avait connu, par la révolution de 1830, une situation très proche : le roi légitime, Charles X, avait été contraint d’abdiquer et la branche cadette, en la personne de Louis-Philippe d’Orléans, avait accédé au trône. La querelle dynastique entre « légitimistes » et « orléanistes » durera jusqu’à la mort du représentant de la branche aînée des Bourbons, le comte de Chambord, en 1883. L’opposition entre légitimistes et orléanistes français ne recouvrait pas qu’une querelle dynastique, mais correspondait aussi à une vision différente de ce qu’est la monarchie. À la conception légitimiste de la monarchie — une monarchie traditionnelle, chrétienne et organique — s’opposait la conception orléaniste : une monarchie qui acceptait certains acquis de la Révolution de 1789 et une pratique pragmatique du pouvoir.
La guerre qui a opposé les partisans de la reine Isabelle, fille de Ferdinand VII qui n’avait que trois ans, au prétendant Don Carlos, frère de Ferdinand VII, a intéressé aussi l’opinion publique parce que la France a pris parti dans la première guerre carliste. Louis-Philippe a apporté son soutien à la Régente, mère d’Isabelle, contre Don Carlos. En 1835, il a envoyé un corps expéditionnaire de 4.000 hommes, sous le commandement du général Degrelle. Les troupes françaises combattront les troupes carlistes jusqu’en 1837.
Pourtant, comme l’a remarqué un des rares historiens français du carlisme, « la bibliographie française sur le carlisme est peu abondante. […] elle ne comporte aucun ouvrage de large portée »[1].
On peut signaler quand même quelques ouvrages contemporains de la première guerre carliste (1833-1840).
Cette première guerre n’est pas terminée qu’un Français évoque, dans un récit épique, la mort héroïque du chef carliste, Don Tomas Zumalacarregui : Alexis Sabatier, « Tio Tomas ». Souvenirs d’un soldat de Charles V (Bordeaux, 1836). L’ouvrage n’est pas anodin parce que Sabatier a fait partie de ces quelques centaines de légitimistes français qui ont rejoint l’Espagne pour combattre aux côtés des carlistes.
On signalera encore le vicomte Alphonse de Barrès Du Molard qui a publié des Mémoires sur la guerre de Navarre et des provinces basques, depuis son origine en 1833, jusqu’au traité de Bergara en 1839 (Paris, 1842). De Barrès a été, lui aussi, parmi les volontaires français aux côtés des carlistes.
Enfin, Victor Doublet, auteur de romans populaires, publiera une Vie de S.M. don Carlos V de Bourbon, roi d’Espagne (Bourges, 1841) dont le titre dit, de lui-même, dans quel camp l’auteur se rangeait.
Henri Lemoine
Dans les derniers temps de la troisième et dernière guerre carliste (1872-1876), un légitimiste français, Henri Lemoine – il était avocat et rédacteur en chef du Courrier de la Dordogne – va multiplier les brochures pour défendre le carlisme. Il le fait au regard du droit dynastique et en fonction des principes.
Après l’intermède de la Première république espagnole (1868-1874), la monarchie avait été rétablie en faveur d’Alphonse XII grâce au pronunciamento de Martinez Campos, le 29 décembre 1874. Cette restauration, en faveur de la branche qu’ils jugeaient illégitime, semblait sonner le glas des carlistes.
Quelques mois plus tard, Henri Lemoine publie Don Carlos, roi légitime (Paris, 1875). Il explique que Don Carlos (« Charles VII »), est le roi légitime de l’Espagne « en vertu de la constitution fondamentale du royaume » ; tandis qu’Alphonse XIII ne tient son pouvoir que du « succès d’un pronunciamento » et par « la seule espérance du parti libéral de faire à sa guise la révolution en Espagne »[2].
Henri Lemoine fait l’éloge de la loi de succession espagnole, approuvée par les Cortès en 1713, et il la qualifie de loi de « succession quasi-salique ». Il estime que Ferdinand VII, en n’appliquant pas l’antique tradition successorale, « a sacrifié le bonheur de l’Espagne à son aveugle tendresse pour sa fille, pour sa quatrième femme et pour sa mère. Trois femmes l’ont emporté sur l’intérêt de la patrie »[3]. Les droits de Don Carlos « ont été violés » et en lui « s’incarne la patrie sacrifiée ».
Victor Gay, qui analysait « La pragmatique de 1789 » dans le même ouvrage, estimait quant à lui : « Les libéraux détestaient dans Don Carlos son attachement à la religion catholique, et son respect pour les vieilles franchises espagnoles. Ils ont abusé de la faiblesse et de la maladie du roi (Ferdinand VII), pour lui arracher une promesse contraire aux intérêts du royaume »[4].
Ces analyses mêlaient considérations juridiques (dynastiques) et jugement politique. Un an plus tard, Henri Lemoine publie un autre opuscule pour montrer que légitimistes français et carlistes espagnols combattent au nom des mêmes principes[5].
La dernière guerre carliste avait pris fin depuis peu, le 28 février 1876. La « brochure de propagande », à « 5 centimes l’exemplaire », de Lemoine défendait la cause carliste et, surtout, visait à montrer aux légitimistes français que cette cause est identique à la leur.
« Nous sommes légitimistes pas principe, nous sommes carlistes par principe » écrit-il. Lemoine refuse l’abandon des principes. C’est l’abandon des principes, écrit-il, « qui a rouvert en 1830 l’ère des révolutions, qui a permis à certains esprits de se rallier, sans scrupule à tous les gouvernements »[6]. Dans un propos qui rappelle les déclarations du comte de Chambord, Henri Lemoine écrit : « Seuls les principes peuvent sauver les nations »[7].
La défense des principes peut amener à prendre les armes pour s’opposer à un pouvoir illégitime : « il y a des cas où la prise d’armes est un devoir »[8]. En défendant les principes dynastiques, Don Carlos a défendu l’Espagne-même. « C’est contre une suite de gouvernements révolutionnaires que Charles VII a défendu la nationalité espagnole »[9] ; l’alphonsisme n’est qu’une « forme nouvelle de la Révolution »[10].
Henri Lemoine compare les combattants des guerres carlistes aux combattants vendéens et chouans qui, à l’époque de la Révolution française, ont pris les armes pour défendre Dieu et le Roi. Il écrit : « L’éternel honneur de la France sera d’avoir eu des combats de géants pour Dieu et le Roi ; et les Vendéens, qui se révoltèrent contre la Convention, pouvoir parfaitement légal dans le sens qu’on donne à ce mot au point de vue des faits accomplis, resteront des héros et des martyrs de la foi catholique et royaliste. »
La similitude entre carlisme espagnol et légitimisme français provient de l’identité des principes qui animaient les deux révoltes.
Maurras, l’Espagne et le carlisme
Une génération plus tard, Charles Maurras, regardera l’Espagne avec sympathie, comme une « sœur latine », espérant « la renaissance de cette grande et noble nation espagnole dont nous avons toujours désiré l’amitié »[11].
La vision maurrassienne de la monarchie correspond tout à fait à celle des carlistes. Maurras l’a définie en une formule devenue célèbre : une monarchie « héréditaire et traditionnelle, antiparlementaire et décentralisée ». L’hérédité est le pivot, et pour ainsi dire la condition, des autres caractéristiques de la monarchie.
Dans le fameux « Discours préliminaire » de son Enquête sur la monarchie, Maurras définit la démocratie comme foncièrement anti-héréditaire : « La loi de la démocratie est d’exclure l’hérédité ; elle se déclare le gouvernement du plus grand nombre : tantôt césarienne ou plébiscitaire, elle est le gouvernement du chef unique élu par ce nombre ; tantôt, républicaine, elle veut être le gouvernement de tous par tous, et elle est en réalité le gouvernement de plusieurs que le nombre est censé avoir choisis. »
La monarchie, elle, vaut d’abord par le principe d’hérédité : « la restauration de la royauté légitime vaut par la promesse d’autorité indépendante, faiseuse d’ordre et de paix, qui est contenue dans la loi qui transmet la souveraineté de mâle en mâle par ordre de primogéniture. Il n’y a presque point d’outrance à dire comme le faisait l’un de nous à des royalistes portugais et hongrois : — Qu’est-ce que la royauté ? L’hérédité de la couronne. Qu’est-ce que l’hérédité ? La loi de succession.[12] »
Pour Maurras, depuis la mort, sans héritier, du comte de Chambord, en 1883, la question dynastique était réglée en France. La famille d’Orléans était devenue la Maison de France et Maurras s’est mis au service des prétendants successifs appartenant à cette branche cadette des Bourbon : Philippe VIII, duc d’Orléans ; Jean III, duc de Guise ; Henri VI, comte de Paris.
Maurras se garda de prendre parti publiquement dans la querelle dynastique espagnole. Mais il était trop intéressé par l’Histoire pour ne pas mesurer l’importance du principe incarné par Don Carlos. Il l’a écrit alors qu’Alphonse XIII régnait encore : « dans cette Espagne où le droit de Castille, le droit indigène, fonde la succession en ligne féminine, qui donc fut pendant très longtemps l’unique champion des traditions les plus anciennes et les plus chères du pays, de ses fueros sacrés ? Ce fut l’héritier de la loi salique, le tenant du droit bourbonien ! Ce fut don Carlos ! »[13].
Maurras jugeait sévèrement la monarchie qui, entre les deux républiques, avait été restaurée. Il estimait que durant les règnes d’Alphonse XII (déc. 1874-1885) et d’Alphonse XIII (1886-1931) « la pauvre Espagne » a été « la victime claire et certaine » d’un régime « dit libéral, en réalité parlementaire », imité de la monarchie anglaise où le roi règne mais ne gouverne pas[14].
Pourtant, après la révolution de 1931 et l’instauration de la Seconde République espagnole, Maurras plaidera pour le rétablissement de la monarchie en Espagne : « Une Monarchie, seule, est capable d’entreprendre la grande œuvre de restauration de l’Espagne.[15] »
Lors de la guerre civile qui déchira, de façon si sanglante, l’Espagne — entre 1936 et 1939 —, Maurras se rangea d’emblée aux côtés des nationalistes. En 1938, il se rendit en Espagne pour saluer Franco et son combat national contre la Révolution ; c’est, dit-il, le combat de « la civilisation occidentale contre l’anarchie et la barbarie » [16].
Dès cette époque, il espérait que le Caudillo serait le restaurateur de la monarchie en Espagne, comme le fut, en Angleterre, le général Monk, en 1660, après la première révolution anglaise.
Après la mort d’Alfonso Carlos (le 29 septembre 1936), sans descendance mâle directe, la question dynastique en Espagne semblait pouvoir trouver une solution. A quelques semaines de la victoire nationaliste, Maurras espérait une réconciliation entre carlistes et alphonsistes : « l’avenue des bons succès nous semble ouverte par la réconciliation des Carlistes et des Alphonsistes : le droit de Castille et le droit de Bourbon, incarnés au même infant, les conditions politiques semblent d’accord avec la circonstance juridique pour élever, suivant une vieille définition de notre Enquête sur la monarchie, un prince héréditaire, supérieur aux assemblées, mais auprès duquel des assemblées représenteraient les vœux du pays, et qu’on nommerait ainsi un “César avec des fueros“, soit un César sans césarisme, — chef national ne partageant avec personne son autorité, mais dont l’autorité rencontrerait sa limite naturelle dans les “forts“ ou les droits du pays.[17] »
Charles Maurras ne pouvait imaginer que Franco retarderait tant la restauration de la monarchie. Il lui paraissait « exclu » qu’après tant de crises au XIXe et dans le premier tiers du XXe siècle, l’Espagne renoue avec une monarchie de « régime dit libéral, en réalité parlementaire »[18]. C’est pourtant ce qui se passera en 1975.
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[1] Joseph Zabalo, Le carlisme. La contre-révolution en Espagne, Biarritz, J & D Editions, 1993, p. 227.
[2] Id., p. 5.
[3] Ibid., p. 12.
[4] Ibid., p. 21.
[5] Henri Lemoine, Légitimistes et carlistes, Paris, 1876.
[6] Id., p. 4.
[7] Ibid., p. 6.
[8] Ibid., p. 9.
[9] Ibid., p. 11-12.
[10] Ibid., p. 14.
[11] Action française, 19 février 1939.
[12] Charles Maurras, Enquête sur la monarchie, N.L.N., 1924 (éd. définitive), p. LXXXV.
[13] Action Française, 22 janvier 1910, repris dans Dictionnaire politique et critique, Paris, A. Fayard, 1933, t. V, p. 81 (art. « Roi »).
[14] Action française, 19 février 1939.
[15] Action Française, 19 février 1939.
[16] Il racontera ce voyage et les conclusions qu’il en a tirées dans un livre : Vers l’Espagne de Franco, Paris, 1943.
[17] Action Française, 19 février 1939.
[18] Id.

1 août 2008

[Maurrassiana n°7-8] Maurras, Drumont, Thiébaud et le suffrage universel - par Yves Chiron

paru dans MAURRASSIANA d'avril-septembre 2008 – n°7-8
À partir du 19 novembre 1902 et jusqu’au 23 janvier 1903, Charles Maurras a publié, dans La Libre Parole, six « Lettres à Edouard Drumont ». Après les espoirs et les échecs des nationalistes entre la fin des années 1880 et les dernières années 1890 (le boulangisme, la tentative improvisée de coup d’Etat militaire par Déroulède), le directeur de la Libre Parole avait lancé aux nationalistes une question publique : « Que faire ? ».
Maurras n’avait pas attendu la question publique de Drumont pour s’interroger. C’est deux ans auparavant qu’il avait commencé à publier, dans la Gazette de France, sa célèbre « Enquête sur la monarchie ».
En intervenant dans le journal de Drumont, Maurras, alors que le journal l’Action Française n’existe pas encore, cherche à convaincre le public antisémite et plébiscitaire que la question du « Que faire ? » doit être résolue avant celle du « Comment faire ? ».
Maurras veut aussi « faire réfléchir quelques lecteurs sur trois ou quatre points essentiels ». Il les énumère ainsi :
1°) l’intérêt général français ne sera jamais bien servi, sera même toujours trahi par un pouvoir soumis à l’élection ;
2°) les grands événements politiques ont toujours été déterminés par une minorité énergique ;
3°) il existe un programme qui répond aux vœux essentiels des meilleurs, des plus éclairés, des plus désintéressés de nos patriotes ; c’est le programme royaliste […]
4°) il ne faut point mépriser les théories, mais examiner si elles sont justes. [1]
Après les trois premières lettres de Maurras à Edouard Drumont, Georges Thiébaud s’est invité dans le débat en prônant « la solution républicaine » (article publié dans la Libre Parole le 12 décembre 1902). Thiébaud, proche de Déroulède et de Drumont, estimait que la solution à la crise traversée par la République était de faire élire son Président au suffrage universel.
Dans sa 4e lettre à Drumont, le 26 décembre suivant, Maurras répond longuement à Thiébaud[2].
La logique républicaine
Maurras ne croit pas « à la bonté, à la souveraineté, à l’infaillibilité du suffrage universel ». Le plébiscite (ou le recours au suffrage universel pour désigner le Chef de l’Etat) ne lui apparaît que comme une des conséquences de la logique républicaine :
Personne n’ignorait que la doctrine et la logique de la République réclament le plébiscite. Mais cette logique et cette doctrine réclameraient bien d’autres choses !
Est-ce que la liberté républicaine ne veut pas logiquement l’anarchie ?
Est-ce que l’égalité républicaine n’exige pas logiquement le partage des biens ?
Est-ce que la fraternité républicaine n’implique pas logiquement l’abolition des frontières ?
Quand on s’occupe de pourvoir au salut public, on ne recherche pas le logique, mais l’utile, mais le bon.
Thiébaud fait consister la République dans le suffrage universel direct : il veut y faire élire les sénateurs et le Président ; mais, je l’en prie, pourquoi pas les juges, les préfets, les percepteurs, les officiers et les curés ?
Hélas ! pour généraliser, pour intégraliser ainsi la République et le suffrage universel direct, il faudrait être satisfait de leurs produits partiels.
Pour le moment, note Maurras, le « vieux parti républicain rejette le plébiscite parce qu’il n’en a pas besoin pour se maintenir ». Mais, le jour où il le jugera nécessaire, il l’instituera, sûr de l’emporter avec ses relais bien établis – « l’administration et la fortune mobilière, la bureaucratie et l’argent, des porte-plume et des porte-voix ».
Au passage, mais on comprend bien que ce n’est pas une considération secondaire, Maurras explique pourquoi il est facile de « tromper » les électeurs :
La France contemporaine se décompose en trois fragments :
1°) Ce parti de l’Etranger qui sait ce qu’il veut et qui le veut bien ;
2°) Une masse amorphe, apathique, affairée, qui restera indifférente jusqu’à la catastrophe, étant presque sans opinion, étant presque sans inquiétude ;
3°) Un grand nombre d’honnêtes gens, de vieux Français, souvent aisés, quelquefois riches, véritable élite morale et mentale du pays, mais désorganisée, divisée, indécise. Minorité par rapport à la grande masse, elle forme une majorité écrasante par rapport au petit ramas de Métèques, de Juivaillons et de Huguenots dont elle est pourtant la sujette, faute de savoir au juste ce qu’elle veut, ou faute de vouloir ce qu’elle sait fort bien.
Éliminer la « dictature élective »
Maurras souligne le phénomène d’inversion qui est constitutif du suffrage universel : alors que les citoyens sont censés exercer leur liberté en votant pour tel ou tel candidat, une fois l’élection passée c’est comme s’ils s’étaient livrés pieds et poings liés aux élus. Ils deviennent impuissants à empêcher les décisions prises en leur nom ou les lois votées par leurs représentants. Mais ce peut être aussi une dépendance réciproque, une sorte d’esclavage mutuel. Maurras parle d’une « dictature élective » (celle exercée par les maires ou députés, demain celle du Président) qui reste néanmoins « esclave de l’opinion ».
Seul un « système héréditaire » peut « éliminer toute dictature élective ». Le système héréditaire rend le patrimoine « inné dans le cœur des rois » dit Bossuet, que Maurras cite en ajoutant : « un prince héréditaire est contraint, par sa position, à incarner tous les intérêts nationaux. »
L’intérêt de l’Etat et l’intérêt de la nation se conjuguent :
…le prince, en concentrant dans ses Conseils toute autorité politique, affranchirait les citoyens des politiciens et des bureaucrates. L’Etat délivré de la tyrannie parlementaire assumerait toute son immense tâche d’Etat ; mais il cesserait, d’autre part, de se mêler de ce qui ne le regarde point. Il se contenterait de protéger les particuliers contre les Juifs, contre les marchands d’or et de papier. On pourrait décentraliser les communes et les provinces, rendre aux associations leur liberté ancienne, qui dans l’ancienne France fut prodigieuse, donner aux corps de métiers la faculté de posséder et de gérer leurs biens sans vaine tracasserie, affranchir et doter le prolétariat : bref, rendre l’initiative et l’activité à la multitude de nos petites républiques locales et professionnelles, fédérées entre elles et placées sous l’autorité protectrice du roi, centre vivant de l’unité de la nation.
Infléchir l’antisémitisme
Dans ces six « Lettres à Edouard Drumont », Maurras aborde à plusieurs reprises la question juive. Dans sa première Lettre, le 19 novembre 1902, il remercie Drumont pour La France Juive, « grand livre » qui a éclairé ses dix-huit ans (le livre est de 1886) et qui a apporté « la doctrine entière de l’Antisémitisme ». Le nationalisme, estime Maurras, est redevable à Drumont d’ « une méthode : l’Offensive ».
On ne reviendra pas, ici, sur l’antisémitisme maurrassien, et son évolution. Il faut lire ce que Maurras écrit des Juifs en 1902 et 1903 sans oublier que cela n’a point été écrit en 1945 ou aujourd’hui.
On relèvera simplement, dans la 2e lettre à Drumont (le 26 novembre 1902), l’infléchissement que Maurras souhaite donner à l’antisémitisme de Drumont. Avec des formules abruptes qu’on ne peut plus employer aujourd’hui, il affirme : « Haïr le Juif et le Métèque c’est aimer la France comme il faut l’aimer en un temps où elle est partagée entre le Métèque et le Juif. Quand on nie ce qui nie la France on affirme donc celle-ci. »
Maurras, pourtant, affirme qu’on ne peut fonder une politique sur la haine. « Je me demande seulement, et surtout, mon cher Maître, je vous demande si notre Offensive antijuive, si la cause de l’indépendance française, si enfin l’heureuse révolution à laquelle nous travaillons ne serait pas singulièrement hâtée et mûrie, le jour où vous complèteriez votre programme critique par un programme affirmatif ; vos doctrines de juste haine, par une doctrine de désir et d’amour. »
Il faut un programme positif, dit Maurras :
Quand nous l’invitons [le peuple] à combattre une tyrannie que ses instincts héréditaires détestent, est-il tout à fait impossible de présenter à sa pensée l’image de quelque organisation nationale qui puisse succéder à la République des Juifs ?
[…] Une image bien définie du pouvoir français à venir contribuerait à remplacer l’idée de la puissance juive. Ce qui est, ce qui peut, ce qui règne a tant de prestige ! Mais ce prestige est composé, en grande partie, de la timidité des masses devant l’inconnu. On ne saurait trop préciser, affermir, dessiner les contours de la Société qu’on souhaite : la troupe humaine a si grand peur de se réveiller sans abri !
L’antisémitisme était l’élément principal du combat de Drumont, il ne sera jamais central dans le combat de Maurras. Ses Lettres à Drumont, en 1902 et 1903, ont marqué même, en un certain sens, la mort de l’antisémitisme comme fondement d’un combat politique en France. L’« Offensive » lancée par Drumont, malgré ses mérites, est insuffisante. Maurras a plaidé pour un « programme positif » : Définissons-nous à nous-mêmes ce qui est désirable, ce qui est utile, ce qui est bon pour la renaissance, la durée et la prospérité de la France.
Yves Chiron
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[1] Charles Maurras, préface inédite aux Lettres à Edouard Drumont (Archives privées).
[2] Maurras avait préparé une édition, corrigée, de ses six lettres à Drumont, et rédigé une préface. La brochure n’est jamais parue. Nous citons la 4e lettre d’après cette édition révisée inédite.

24 mars 2008

[Maurassiana n°6] Lettre de Charles Maurras au professeur Jean F. David


Document inédit - Maurrassiana - Janvier-mars 2008 - IIIe année – n° 6
Maurrassiana est publié par l’association Anthinéa qui se consacre exclusivement à l’étude de l’œuvre et de la pensée de Charles Maurras et à l’histoire de l’Action Française. Indépendant de toute organisation politique ou mouvement militant, Maurrassiana publie des textes inédits de Maurras, des études sur son œuvre, des documents historiques et des recensions.
Charles Maurras était à l’Hôtel-Dieu de Troyes, dans les derniers mois de sa vie, lorsqu’il reçut une lettre d’un professeur américain de l’Université de Washington, Jean F. David. Le professeur David, déjà titulaire d’une thèse de doctorat soutenue auprès de la John Hopkins University en 1936, préparait une autre thèse qu’il devait soutenir à la Sorbonne en 1962. Son sujet de recherches était « Le procès de l’intelligence dans les lettres françaises dans l’entre-deux guerres ». Il avait interrogé Maurras, comme d’autres écrivains cette époque (Jacques Maritain ou Paul Claudel). Maurras répondit aux questions du professeur américain par une longue lettre de dix pages. Sans doute n’envoya-t-il qu’une copie dactylographiée puisque l’original se trouve à la Bibliothèque Nationale de France. J’avais cité brièvement cette lettre dans ma Vie de Maurras. La voici dans son texte intégral.
L’importance de cette lettre est évidente : elle porte essentiellement sur l’ « empirisme organisateur », concept maurrassien par excellence, que Maurras n’identifie pas à un pragmatisme et qui ne s’oppose pas aux « Principes ».
Y.C.

Hôtel-Dieu de Troyes, le 20 août 1951

Cher Monsieur, votre lettre du 3 Juillet à “Charles Maurras en France” a dû faire quelque détour avant d’arriver, dans les premiers jours d’août, à Clairvaux où j’étais alors détenu. Au moment même où j’allais essayer de satisfaire à vos questions, j’ai été transféré à l’Hôtel-Dieu de Troyes (Aube), sans que rien ne fût changé à mon état de prisonnier. J’ai dû faire face à toutes sortes d’investigations médicales et griffonner bien des billets en réponse à l’inquiétude de mes amis. Certains journaux annonçaient même mon agonie. Il n’en était rien. Vieux petit homme vit encore et se porte même assez bien ! Mais tout cela m’a rendu tardif et même ingrat envers les justes curiosités dont je me sens très honoré. Indépendamment du plaisir qu’elle m’a fait, votre lettre m’a beaucoup intéressé, car elle touche à un point capital sur lequel on a fait beaucoup de confusions.

Il ne manque pas d’auteurs de manuels, ni de professeurs patentés de philosophie (j’ai sur eux l’opinion de Schopenhauer) à qui le mot d’empirisme organisateur a fait perdre le sens des choses et qui, tranquillement, rangent au “pragmatisme” le groupe le plus “antipragmatiste” qui ait jamais été.

– Non, le coeur ne fait, ni la vérité, ni sa vérité. Non, il ne trouve pas tout seul les faits, leurs rapports, leurs lois de séquence ou de contiguïté. Non, l’on ne pense pas par les pieds, il faut penser avec sa tête.

Nous avons toujours professé le règle de l’intelligence. Ma brochure initiale, parue en 1898 et sur laquelle s’accordèrent mes premiers amis, porte en épigraphe la sentence d’Anaxagore : « Toutes choses étaient confuses et l’intelligence est venue les organiser. » Cette devise-drapeau suffit à nous distinguer de tous les pascaliens, bergsoniens, blondéliens, jamistes et néo-criticistes de l’univers. Pour sortir du chaos moral, il faut rétablir l’ordre moral ; à plus forte raison, sans l’intelligence, ne peut-on débrouiller le chaos social. Ni la bonne volonté ne suffit, ni les bons sentiments ; il est un ordre supérieur qu’il faut connaître et observer si l’on veut penser et agir. C’est l’ordre dont parle votre Edgar Poe dans le Colloque entre Monos et Una : « en dépit de la voix haute et salutaire de lois de gradation qui pénètrent si vivement toute chose sur la terre et dans le ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une démocratie universelle ». C’est encore ce que voulait dire Pascal (il n’a jamais si bien dit) quand il écrivait sur un bout de papier : « Commençons donc par bien penser, c’est le principe de la morale », et de la Politique, et de tous les arts de l’action. C’est, je crois, dans mon Avenir de l’intelligence, que vous trouveriez une Invocation à Minerve où l’accent est mis avec force sur le « bien » de ce penser, toute action doit le demander à l’ordre intellectuel. Oui, c’est l’ordre thomiste. Je ne suis pas sûr que ce soit le thomisme de M. Maritain, qui a beaucoup évolué depuis un quart de siècle, et non pas à son avantage. C’est aussi l’ordre d’une quaedam perennis philosophia qui nous vient d’Aristote, de Platon, de Socrate et de leurs devanciers. Pour l’amour de ce magistère de l’intelligence, nous avons contredit un maître qui nous était très cher et très ami, Maurice Barrès, quand il s’écriait : « Quelle petite chose que l’intelligence à la surface de nous-mêmes ». Mais nous n’oubliions pas le mot-clé d’Auguste Comte sur la raison qui doit être « le ministre du cœur et jamais son esclave ».

Ce nom de cœur joue chez Comte le même rôle que tient chez nous le mot d’organisateur, ajouté à empirisme. C’est la volonté du Positif, le choix préalable du Bon, la tendance au Meilleur, la visée de buts qui participent au kalokata. Un empirisme qui ne recevrait pas cette impulsion et cette direction de bonne volonté irait n’importe où, ferait n’importe quoi, indifféremment apte au bien et au mal, notamment et très logiquement à la désorganisation. Il signifierait la pire des philosophies et pourrait prétendre à courir les pires passions.

Mais, me direz-vous, cher Monsieur, pourquoi, si nous reconnaissions ainsi les Principes, pourquoi cet empirisme plutôt que la déduction pure et simple des Principes une fois posés ?

Pour cette raison pratique, mais très forte, que la déduction est une machine délicate, difficile à manier, et ainsi pleine de périls. Un rien la fausse. Un grain de sable la détourne. Le moindre souffle l’égare. Elle a besoin d’être constamment contrôlée et vérifiée. M. Taine ne voulait pas que l’on fît de déduction dans les sciences de la vie. Il exagérait. Auguste Comte a fait beaucoup de déductions très heureuses, grâce à la droiture de son esprit et aux précautions dont son génie audacieux savait s’entourer. Il est des sciences morales, comme le Droit, dont l’anarchisme criard et l’anarchie patente révèlent un emploi inconsidéré de l’instrument déductif, - ce qui ne l’empêche pas de subir, par un légitime retour, les effets de sa maladresse et de son ignorance, quand il lui arrive de vouloir user de l’induction. La philosophie dite des Droits de l’Homme, si peu française et si peu cartésienne, quoi qu’on ait dit, tire ses principaux défauts et ses erreurs les plus volumineuses des impropriétés et des inaptitudes de cet outil dangereux. Au contraire, l’interprétation des faits par l’expérience, l’observation et l’analyse, a des vertus solides et, comme disent les artilleurs, rustiques, qui la défendent des aspérités du chemin. L’analyse de l’Histoire, l’étude du fort et du faible des États, des hauts et des bas des Civilisations, permet de saisir - non certes une loi du mouvement de l’humanité (c’est une chimère connue, la preuve en est faite et bien faite), mais des constantes régulières, des lois certaines, notées de l’extérieur, expliquées par le dedans, qui, pour n’être pas encore organisées en corps de doctrine, n’en possèdent pas moins un pouvoir éclairant, auquel tous les esprits sincères peuvent se rallier, et se rallient en fait : l’empirisme départage l’incertitude ou la querelle des idéalismes plus ou moins correctement déduits des principes : c’est ainsi que des spinozistes, des cartésiens, des marxistes, des labriolistes, des néo-criticistes se sont ralliés aux leçons de l’Histoire, telles que les professait et les pratiquait l’ACTION FRANÇAISE à partir du postulat nationaliste et de la nécessité humaine de la patrie ; car enfin, disait Sainte-Beuve (Nouveaux Lundis, tome I), « la France aussi est un principe », et c’est une synthèse subjective que nous avons le droit de tenter.

Exemple de ces analyses : Dans un pays aussi exposé aux invasions que la France (« petit cap » auquel aboutit toute la pression des hordes eur-asiates), il y a eu cent cinquante-six ans (1636-1792) de MONARCHIE TRADITIONNELLE BOURBONIENNE, durant lesquels le territoire n’a jamais été que très faiblement échancré par l’éternel envahisseur ; et les 153 années (1792-1945) qui ont suivi ont été jalonnées d’invasions profondes d’ennemis et d’amis (neuf en tout) et de quatre à cinq entrées de l’Étranger dans Paris, sous le régime de la DÉMOCRATIE PARLEMENTAIRE ou PLÉBISCITAIRE. On peut alléguer que cela n’a pas de rapport. On ne peut le dire longtemps. L’analyse est là pour faire toucher du doigt la liaison des causes et de l’effet. Mais cette analyse empirique ne contredit en rien les principes antidémocratiques posés par les premiers contemporains de la Révolution, tels que Rivarol en 1789, qui jugeaient les nouveautés de l’heure du point de vue de la seule raison. L’expérience les vérifie au contraire, mais aussi les vivifie, les échauffe, leur donne les couleurs de ce qui se voit et se touche. Où les majestueuses déductions de Bonald et de Blanc de Saint-Bonnet se limitaient à faire la juste admiration de quelques lecteurs solitaires, les inductions empiriques de l’ACTION FRANÇAISE ont recruté au parti de l’ordre une armée et un peuple, qui, pour un moment dispersés, sous le poids de l’occupation et de la prétendue libération, sont entrain de se reformer et de se regrouper de la façon la plus spontanée.

Voilà, je pense, cher Monsieur, qui me semble répondre à l’essentiel de vos questions. Ajoutez, je vous prie, que, vous me l’avez d’ailleurs fort bien écrit déjà, Léon Daudet, catholique ardent, professait toute la doctrine de Saint Thomas et d’Aristote sur la contemplation et sa primauté nécessaire, après et d’après le vrai Bien. Mais ce qui est premier peut et doit parfaitement vivre sans anéantir le second, et le second peut même passer premier dans l’ordre des temps. S’il est un moyen en vue d’une fin, celle-ci [est] naturellement plus lointaine que celui-là.

Une idée me vient avant de vous quitter. Je me demande si vous ne pourriez pas tirer de plus utiles informations (et de plus pertinentes) de mon collaborateur Maurice Pujo, membre de nos Comités directeurs et mon contemporain, bien que mon cadet de quatre ans, Pujo a toujours été très sensible au souvenir de la petite révolution que nous fîmes vers 1900 en réhabilitant l’intelligence et en la réintégrant dans ses droits. Il lui est arrivé de faire à nos étudiants d’importantes leçons tendant à la critique du nominalisme, et cette étiquette médiévale lui servait de titre commun pour la plupart des hérésies modernistes que nous combattions. Je suis sûr que Pujo vous donnerait des vues très claires et très substantielles sur la situation morale et mentale d’alors. Écrivez-lui. Il habite Paris, rue de la Pépinière, 7 ; je suis sûr qu’il se ferait un plaisir de vous renseigner et mes réponses en seraient très avantageusement complétées.

Avec tous mes voeux pour votre thèse et vos autres travaux, veuillez, Cher Monsieur, agréer l’expression de mes sentiments les plus distingués et dévoués.

Ch. Maurras
Troyen !

19 février 2008

Frère Roger - 1915/2005 - Editions Perrin

Yves Chiron

Frère Roger
1915-2005
Le fondateur de Taizé
(Éditions Perrin, février 2008)


415 pages, prix librairie : 21,50 euros
par correspondance: 25 euros (port compris)
Paiement à adresser à l’ASSOCIATION NIVOIT
5, rue du Berry - 36250 NIHERNE




Le nom de Taizé est aujourd’hui universellement connu. Les célèbres Chants de Taizé ont été traduits dans des dizaines de langues. Les « Rassemblements de Taizé », sur la colline bourguignonne, dans une grande ville d’Europe en fin d’année ou ailleurs dans le monde, attirent, à chaque fois, des dizaines de milliers de jeunes de toutes nationalités.
Il y a un « mystère Taizé », qui a fasciné les hommes d’Eglise comme les profanes. Mystère de son succès et mystère de son fondateur, figure charismatique.
Pourtant, la figure emblématique du fondateur, Frère Roger – Roger Schutz à l’état-civil (1915-2005) – reste, à bien des égards, méconnue.
Ce livre, première biographie historique de Frère Roger, voudrait échapper à la légende, non pour en prendre systématiquement le contre-pied, mais pour restituer toute une vie dans son contexte historique.
La tâche n’a pas été facile. Taizé n’aime ni l’histoire ni les archives et cultive un certain goût pour le secret ou le discret.
Les rencontres de Roger Schutz et de Max Thurian avec Pie XII et d’autres autorités romaines en 1949 et 1950 n’ont été connues du grand public qu’en 1960 [1]. Frère Roger a choisi son successeur, frère Alois, dès 1978, au cours d’un voyage en Afrique, mais il ne l’annonce à sa communauté que vingt ans plus tard. La communion de Frère Roger à l’Eucharistie catholique, qu’il reçoit depuis 1972, n’apparaît au grand jour que lors de la messe des funérailles de Jean-Paul II, en 2005.
Et que dire de l’itinéraire religieux de son grand-père maternel : séminariste catholique jusqu’au sous-diaconat, puis prêtre dans l’Eglise vieille-catholique, avant d’être consacré pasteur réformé ? Frère Roger n’en a jamais parlé et, aujourd’hui encore à Taizé, c’est une sorte de tabou à ne pas transgresser.
La recherche de Frère Roger, nous avons essayé, ici, de la restituer au plus près. Sans nous arrêter à la « légende », mais aussi avec le souci de ne pas travestir la vérité d’un itinéraire exceptionnel.
Outre les volumes du Journal de Frère Roger, où, souvent, il faut savoir lire entre les lignes, d’autres sources permettent de reconstituer les diverses étapes de sa vie. Il y a, d’abord, les témoignages que nous avons pu recueillir auprès de certains membres de sa famille (par exemple, sa fille adoptive, Marie Strugala), auprès de frères ou d’anciens frères de la Communauté et auprès de ceux qui, catholiques, protestants ou orthodoxes, ont été les témoins de sa vie.
De nombreuses archives ecclésiastiques, institutionnelles ou privées, attendaient aussi l’historien, en France et en Suisse. Elles se sont avérées très riches, pleines de surprises et de documents précieux pour mieux saisir les décisions et les tentatives.
Frère Roger fut un « passeur » de frontières. Suisse, il s’installe en France en 1940. Calviniste, il fonde la première communauté monastique protestante en terre française. Fils de pasteur, pasteur lui-même, il est allé au-delà du protestantisme. « Il est formellement catholique » disait, en 2005, le cardinal Kasper, président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens, au cardinal Barbarin qui l’interrogeait sur l’appartenance confessionnelle de Frère Roger [2].
Il a toujours franchi les murailles pour aider et rassembler. En 1940-1942, il aide des réfugiés politiques et des Juifs ; en 1945-1946, il soulage deux camps de prisonniers de guerre allemands établis près de Taizé ; dans les années 1950-60, il est à la pointe du dialogue œcuménique ; dès 1966, il pressent une vague de contestation radicale dans la jeunesse d’Europe et il saura y voir une soif de questions. Et le reste de sa vie, il mettra en œuvre une pédagogie d’accompagnement de la jeunesse qui sera admirée par beaucoup et critiquée par certains.
Frère Roger appartient maintenant à l’histoire de l’Eglise mais aussi à l’histoire de l’Europe. Les Eglises, elles, ont vu en lui un rassembleur qu’elles n’ont pu tenir à l’écart, avec lequel elles ont entretenu un dialogue, parfois rude et difficile. Si Taizé, d’origine protestante, s’est rapproché du catholicisme, il y a eu un mouvement inverse : Taizé a influencé et le protestantisme et l’Eglise catholique.

(Extrait de l’introduction)
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[1] Le premier article qui évoque ces rencontres paraît dans le Monde le 27 octobre 1960.
[2] Lettre du cardinal Barbarin à l’auteur, le 23 février 2007.

15 février 2008

Un nouveau livre d'Yves Chiron: Frère Roger de Taizé

le nouveau livre d'Yves Chiron vient de paraitre:
Frère Roger de Taizé | 1915-2005 | Le fondateur de Taizé
Contenu
Introduction
1. Petit-fils de prêtre, fils de pasteur.
2. Une conversion.
3. Naissance d’une communauté.
4. Retour à Taizé.
5. Les pas décisifs.
6. Entre Genève, Paris et Rome.
7. Au concile Vatican II.
8. « Sortir de l’impasse ».
9. Le concile des jeunes.
10. « Un nomade ».
11. « Autour du Pasteur universel ».
12. Taizé, « une vocation provisoire ».
Notes
Sources
Remerciements

Éditions Perrin, parution février 2008. 415 pages, prix librairie : 21,50 euros.
Bon de commande: voir le document PDF
Yves Chiron
Frère Roger | 1915-2005 | Le fondateur de Taizé
(Éditions Perrin, février 2008)
Le nom de Taizé est aujourd’hui universellement connu. Les célèbres Chants de Taizé ont été traduits dans des dizaines de langues. Les « Rassemblements de Taizé », sur la colline bourguignonne, dans une grande ville d’Europe en fin d’année ou ailleurs dans le monde, attirent, à chaque fois, des dizaines de milliers de jeunes de toutes nationalités.
Il y a un « mystère Taizé », qui a fasciné les hommes d’Eglise comme les profanes. Mystère de son succès et mystère de son fondateur, figure charismatique.
Pourtant, la figure emblématique du fondateur, Frère Roger – Roger Schutz à l’état-civil (1915-2005) – reste, à bien des égards, méconnue.
Ce livre, première biographie historique de Frère Roger, voudrait échapper à la légende, non pour en prendre systématiquement le contre-pied, mais pour restituer toute une vie dans son contexte historique.
La tâche n’a pas été facile. Taizé n’aime ni l’histoire ni les archives et cultive un certain goût pour le secret ou le discret.
Les rencontres de Roger Schutz et de Max Thurian avec Pie XII et d’autres autorités romaines en 1949 et 1950 n’ont été connues du grand public qu’en 1960[1]. Frère Roger a choisi son successeur, frère Alois, dès 1978, au cours d’un voyage en Afrique, mais il ne l’annonce à sa communauté que vingt ans plus tard. La communion de Frère Roger à l’Eucharistie catholique, qu’il reçoit depuis 1972, n’apparaît au grand jour que lors de la messe des funérailles de Jean-Paul II, en 2005.
Et que dire de l’itinéraire religieux de son grand-père maternel : séminariste catholique jusqu’au sous-diaconat, puis prêtre dans l’Eglise vieille-catholique, avant d’être consacré pasteur réformé ? Frère Roger n’en a jamais parlé et, aujourd’hui encore à Taizé, c’est une sorte de tabou à ne pas transgresser.
La recherche de Frère Roger, nous avons essayé, ici, de la restituer au plus près. Sans nous arrêter à la « légende », mais aussi avec le souci de ne pas travestir la vérité d’un itinéraire exceptionnel.
Outre les volumes du Journal de Frère Roger, où, souvent, il faut savoir lire entre les lignes, d’autres sources permettent de reconstituer les diverses étapes de sa vie. Il y a, d’abord, les témoignages que nous avons pu recueillir auprès de certains membres de sa famille (par exemple, sa fille adoptive, Marie Strugala), auprès de frères ou d’anciens frères de la Communauté et auprès de ceux qui, catholiques, protestants ou orthodoxes, ont été les témoins de sa vie.
De nombreuses archives ecclésiastiques, institutionnelles ou privées, attendaient aussi l’historien, en France et en Suisse. Elles se sont avérées très riches, pleines de surprises et de documents précieux pour mieux saisir les décisions et les tentatives.
Frère Roger fut un « passeur » de frontières. Suisse, il s’installe en France en 1940. Calviniste, il fonde la première communauté monastique protestante en terre française. Fils de pasteur, pasteur lui-même, il est allé au-delà du protestantisme. « Il est formellement catholique » disait, en 2005, le cardinal Kasper, président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens, au cardinal Barbarin qui l’interrogeait sur l’appartenance confessionnelle de Frère Roger[2].
Il a toujours franchi les murailles pour aider et rassembler. En 1940-1942, il aide des réfugiés politiques et des Juifs ; en 1945-1946, il soulage deux camps de prisonniers de guerre allemands établis près de Taizé ; dans les années 1950-60, il est à la pointe du dialogue œcuménique ; dès 1966, il pressent une vague de contestation radicale dans la jeunesse d’Europe et il saura y voir une soif de questions. Et le reste de sa vie, il mettra en œuvre une pédagogie d’accompagnement de la jeunesse qui sera admirée par beaucoup et critiquée par certains.
Frère Roger appartient maintenant à l’histoire de l’Eglise mais aussi à l’histoire de l’Europe. Les Eglises, elles, ont vu en lui un rassembleur qu’elles n’ont pu tenir à l’écart, avec lequel elles ont entretenu un dialogue, parfois rude et difficile. Si Taizé, d’origine protestante, s’est rapproché du catholicisme, il y a eu un mouvement inverse : Taizé a influencé et le protestantisme et l’Eglise catholique.
(Extrait de l’introduction)
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[1] Le premier article qui évoque ces rencontres paraît dans le Monde le 27 octobre 1960.
[2] Lettre du cardinal Barbarin à l’auteur, le 23 février 2007.