20 octobre 2009

[Maurrassiana n°12] Charles Maurras, la Contre-Révolution pour héritage

Charles Maurras, la Contre-Révolution pour héritage
Les impasses d’une étude universitaire - par Yves Chiron



Tony Kunter, né en 1983, a soutenu, en 2007, un master en histoire des idées politiques (ce qu’on appelait jadis un mémoire de maîtrise), à l’Université de Toulouse II le Mirail. Ce travail universitaire, consacré à Charles Maurras et à deux illustres représentants de la pensée contre-révolutionnaire au XIXe siècle : Louis de Bonald et Joseph de Maistre, fait l’objet d’un livre édité par une maison qui s’est illustrée par l’édition d’ouvrages de Maurras et d’auteurs maurrassiens et de plusieurs livres consacrés à l’histoire de l’Action Française [1].
Le vrai paradoxe est dans l’intention même du livre. L’auteur se défend d’avoir voulu rédiger un essai de philosophie politique. Il se veut épistémologue, dit vouloir s’être limité à « étudier la manière dont Charles Maurras a interprété les auteurs contre-révolutionnaires, en particulier Bonald et Maistre » (p.18).
Et pourtant, Tony Kunter n’est pas un chercheur éloigné de son objet d’étude. Son travail universitaire est aussi un livre de combat politique. Il collabore depuis plusieurs années à Action Française 2000. Dans son livre, il fait des références, inattendues et saugrenues, à l’actualité politicienne la plus immédiate : l’UMP, Bayrou, Alain Soral, Le Pen  (p. 19, p. 203). Et surtout, il conclut son étude en appelant de ses vœux une nouvelle philosophie politique. On voit mal d’ailleurs la cohérence qu’elle pourrait avoir puisqu’elle rejetterait « le système argumentatif maurrassien », devenu « inopérant », selon l’auteur, tout en initiant « un néomaurrassisme qui, certainement, n’aurait plus grand chose à avoir avec l’Action française historique » (p. 203).
Une thèse simpliste
Ce mémoire de master devenu un livre n’hésite pas à recourir à des formules balourdes, indignes d’un historien : après le voyage de Grèce, la monarchie serait devenue, pour Maurras, «  le système le plus rentable » (p. 136). Ailleurs, Maurras est décrit comme  « se rangeant derrière le comtisme » (p. 195), ou souhaitant « ”royaliser” les esprits en faisant de la publicité pour la monarchie » (p. 195).
Aux maladresses de style, Kunter ajoute une maîtrise incomplète des sources. Signalons, par exemple, l’article « Deux théoriciens de la Contre-Révolution », paru dans L’Action Française, le 1er juin 1904, p. 399-401. Kunter aurait pu le lire avec profit.
Si l’on en vient au fond de l’étude de Tony Kunter, on peut la résumer en quelques lignes. À l’égard de l’œuvre des deux plus illustres auteurs contre-révolutionnaires du XIXe siècle, Maistre et Bonald, Maurras aurait mené une opération, consciente, de « captation », d’ « instrumentalisation », de « récupération », de « reformatage », les mots sont répétés des dizaines de fois tout au long de l’ouvrage. Tony Kunter, pour donner une allure savante à son étude, se réfère aux travaux de Quentin Skinner, un des chefs de file du « contextualisme ».
Le contextualisme est une méthodologie historique, appliquée à l’histoire des idées politiques, qui consiste à scruter non pas tant les textes eux-mêmes que le contexte dans lequel ils ont été écrits et quelles étaient les intentions de leur auteur. Skinner a formulé ainsi les questions auxquelles aurait à répondre l’historien des idées : « qu’est-ce que l’auteur en écrivant à l’époque où il écrivait et compte tenu du public auquel il souhaitait s’adresser, pouvait, concrètement, avoir l’intention de communiquer en énonçant ce qu’il énonçait ? ».
Tony Kunter recourt à cette méthodologie historique, mais il le fait sans finesse. À défaut d’une démonstration convaincante, il multiplie les concepts synonymes, comme nous l’avons vu. Ce n’est pas d’abord une réflexion intellectuelle qui aurait conduit Maurras à cette « captation » d’héritage, mais la recherche d’une clientèle. Tony Kunter nous le répète, dans des formules simplistes ou grossières, selon les cas. Il martèle cette idée tout au long de son ouvrage : « l’imbrication du royalisme et du nationalisme devait permettre de rameuter les militants » (p. 187), Maurras « comprend que chaque référence correspond à un public, qu’il convient de récupérer au sein de l’entreprise d’Action française » (p. 194). Et encore : « différentes facettes des théocrates, véritables masques qu’emprunte Maurras et qu’il a lui-même modelés pour séduire des publics proches de ces autorités contre-révolutinnaires » (p. 194), « sa lecture du rouergat est toutefois négligeable, son ambition étant avant tout de s’approprier une figure emblématique de la Contre-Révolution » (p. 195).
La méthodologie de Skinner, que Kunter a tenté d’appliquer à Maurras dans ses lectures de Maistre et de Bonald, n’est pas suffisante, elle est même très réductrice. À privilégier le contexte, on risque de perdre de vue le texte. A contrario, les grandes œuvres gardent leur sens, même si l’on met de côté leur contexte, leurs conditions de production ; et c’est même à cela qu’on reconnaît les grands textes.
Des ignorances
On n’infligera pas à ce premier essai de Tony Kunter une correction ligne à ligne qui occuperait aisément plusieurs pages. On se demande néanmoins, comment un jury universitaire puis un éditeur ont pu laisser passer des aveux, aussi naïfs que ridicules, de non-lecture. À propos d’un article de Maurras : « nous ne connaissons pas la teneur de cet article pour n’y avoir guère eu accès. Même si nous l’avions lu, il aurait été hasardeux de se prononcer » (p. 65). À propos d’une conférence de Maurras à Chambéry, située en décembre 1940 : « nous n’avons pas retrouvé ce texte qui était probablement un discours-type présentant les positions officielles du mouvement lors de la mise en place du régime de Vichy et face aux conditions de l’armistice » (p. 127). La date est fausse – la conférence a eu lieu le 9 février 1941 – et, en cherchant un peu, Kunter aurait retrouvé, dans l’Action française du 16-17 février 1941, ce qu’a dit Maurras (et qui n’avait aucun rapport avec le « régime de Vichy »).
Faisant référence à mon étude sur Maurras et de Maistre, Kunter écrit : « Il n’existe pas à notre connaissance de texte où Maurras revient explicitement sur le maçonnisme de Maistre en le désapprouvant fermement. Un tel document ne doit pas être non plus connu de M. Chiron, car il n’en fait aucune mention » (p. 89). Non seulement un tel texte existe, mais je l’ai cité dans mon étude.
On ne relèvera encore, que pour mémoire, les concessions irraisonnées à l’historiquement correct que Kunter multiplie lorsqu’il évoque Maurras dans la période 1940-1944 : « Maurras se bat sur une ”ligne de crête” qui n’existe plus, ce qui le fait basculer, quoi qu’on en dise, dans le camp de l’Axe et de l’Occupant » (p. 182). Cette ligne de crête a été un « ailleurs irréaliste, fantasmagorie éveillée, bulle que seule la Libération fit éclater » (p. 199) et encore : Maurras a été, selon Kunter, « complice par procuration de l’aide que l’Etat français a fourni au système national-socialiste » (p. 205).
Passons sur ces vues, qui n’ont guère de rapport avec Maistre et Bonald. En revanche, comment un livre sur Maurras, et qui en conclusion s’interroge sur le « devenir » de l’héritage maurrassien, parvient à ne pas citer une seule fois le nom de Jean Madiran ni ses livres sur Maurras ? Et aussi, comment Tony Kunter peut-il ignorer les réflexions, plusieurs fois développées par Émile Poulat, sur la place, originale et objet de controverse, de Maurras et de l’Action Française dans l’ « immense massif, encore largement inexploré » que constituent le courant contre-révolutionnaire du XIXe siècle et « l’opposition catholique au monde moderne » ?

[1] Tony Kunter, Charles Maurras, la Contre-Révolution pour héritage, Nouvelles Éditions Latines, 208 pages.