15 septembre 2007

[Maurrassiana n°4] Le Procès Daudet vu par René Béhaine

Maurrassiana - Septembre 2007 - 2ème année –  n°4
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Le Procès Daudet vu par René Béhaine
Michel, le héros de l’Histoire d’une Société de René Béhaine, profite d’un séjour de quelques jours à Paris pour assister à deux audiences du procès intenté à Léon Daudet en 1925. Ce procès est la suite de la campagne de presse que Léon Daudet mena dans l’Action Française pour tenter d’établir la vérité sur la mort de son fils Philippe.
Le déploiement des forces policières qu’il trouva aux abords de la salle réservée aux causes criminelles, le grand nombre d’avocats, de curieux privilégiés qu’il voyait aller et venir derrière les barrages de gardes municipaux, tout annonçait le grand procès d’assises. Il fit passer au Président sa carte sur laquelle il avait ajouté quelques mots pour rappeler les hautes fonctions de son père, et, ayant obtenu l’autorisation demandée, pénétra dans la salle par le couloir réservé aux jurés et alla s’asseoir sur un des grands fauteuils rangés en ligne derrière la Cour. Alors seulement il promena son regard devant lui. Sur les bancs réservés, comme au fond de la salle où se tenait le public debout, il n’y avait pas une place vide ; et de cette foule pressée montait un bruit ininterrompu de voix dont la confusion passionnée produisait une rumeur si intense que, malgré ses vastes dimensions, la salle semblait insuffisante à la contenir.

Enfin, surgissant au seuil de la porte qui conduisait à la Chambre du Conseil, un huissier parut et annonça :
- La Cour.
Et tandis que le bruit des voix se perdait dans un silence que troubla pour un instant le piétinement de l’assistance qui se levait, quatre magistrats, dont deux en robe rouge, le Président et l’Avocat général, firent leur entrée et, sans solennité, comme des figurants empêtrés dans leurs vêtements d’emprunt, gagnèrent leurs places.
Le premier témoin fut appelé, et le duel sans merci, dont Michel n’avait pas vu le commencement, reprit. À chaque instant, le Président s’adressait à Léon Daudet. Mais comme le bourreau disant à Louis XVI, pour l’engager à se laisser lier les mains : « Sire, avec un mouchoir », il avait la convenance d’user de formes exceptionnelles en pareils cas et appelait l’inculpé : « Monsieur ».
- Monsieur Léon Daudet, vous avez entendu la question.
Aussitôt, se levant de la chaise qu’auprès de son coinculpé, le gérant de l’Action Française, il occupait devant le banc des avocats, Léon Daudet se redressait, la tête haute. Et ainsi que par un jour d’orage l’éclair soudain illumine et troue la vue, une voix mordante, impérieuse, dominatrice, éclatait, démontrant l’imposture, dénonçant le mensonge, et toujours éclaircissant un peu plus les ténèbres qu’à son premier silence une autre voix débordant d’une ironie haineuse s’efforçait de répandre plus épaisses. C’était celle de maître Noguères, l’avocat de Bajot. Michel ne le quittait pas des yeux. Tout noir, avec une barbe en pointe et des moustaches ébouriffées, il eut ressemblé à un mousquetaire de mélodrame si, - à certains moments où bondissant de son banc et semblant désigner du bout de son bras tendu le point qu'il voulait frapper, il tentait d'atteindre au cœur son adversaire impassible, - ses brusques sursauts ne l’eussent alors fait ressembler à ces mauvais juges qu’on voit, sous le petit doigt qui presse le bouton d’un ressort, surgir de la boite dont le couvercle se relève brusquement.
Bien que Michel connut à peu près tout de l’affreuse histoire, il n’en avait appris les détails que par la lecture des articles quotidiens de Léon Daudet dans l’Action Française. Maintenant, elle prenait vie devant lui, il en découvrait les acteurs. Léon Daudet se trouvait là, si grand qu’au milieu de la meute dont il était le centre, il la dominait encore et qu’elle reculait quand il avançait. Magistrats, avocats, policiers, témoins, jurés, tous, malgré leur haine, leur peur ou leurs mensonges, restaient des comparses. Comme un géant parmi des nains, comme un chef devant une émeute, il leur tenait tête et s’en faisait écouter. Bien plus que le Président désemparé, c’était lui qui dirigeait les débats. »
Une suspension d’audience intervenant, « aussitôt les magistrats se levèrent, et avant même qu’ils eussent quitté le prétoire, le tumulte longtemps contenu reprit avec plus de violence. Chacun avait quitté sa place ; des groupes se formaient ; des discussions s’engageaient. Michel, qui était descendu dans la salle, regardait Léon Daudet. Il s’était écarté de ses avocats et en cet instant se trouvait seul, tournant le dos à la foule. Avec sa corpulence, son profil busqué qu’une lippe méprisante et la fente horizontale de ses paupières rendaient plus impérieux, il semblait être d’une autre époque. Et soudain, tant la ressemblance était frappante, Michel crut voir Philippe-Egalité. Il eut suffi d’une perruque à catogan, d’un costume différent, et rien n’eut distingué le défenseur du principe monarchique de ce capétien régicide qui, un siècle et demi plus tôt, avait contribué à sa destruction. Stupéfait par l’étrange ressemblance, il ne quittait pas Léon Daudet du regard. À ce moment, il aperçut, venant d’un œil qui ne s’était pas baissé, une grosse larme dont la goutte descendait lentement sur l’impassible visage. Mais déjà ce visage se retournait du côté de la salle, et l’expression en était si altière, elle marquait tant de courage et de grandeur, que nul ne se fut douté, en le voyant, de la douleur qui se dissimulait sous le masque dont Michel n’ignorait plus maintenant l’héroïque mensonge : une douleur qu’il avait sentie tellement écrasante, tellement hors de toute commune mesure, qu’il se demandait si derrière la cause terrible qui l’expliquait, il n’y en avait pas une autre, plus tragique encore et plus lointaine et dont le temps n’avait pas affaibli le pouvoir, quelque mystérieux passif inconnu de celui-là même qui avait aujourd’hui à en supporter les effets.

Cependant l’huissier paraissait, le tumulte s’apaisait, et quand la Cour eut fait son entrée, le drame, après ce long entr’acte, reprit et continua. Maintenant le premier témoin appelé à déposer était Le Flaoutter, le tenancier de la librairie suspecte dans les sous-sols de laquelle Philippe Daudet avait été attiré et mis à mort. Sans paraître avoir entendu la rumeur que l’appel de son nom avait soulevée dans l’auditoire, l’homme s’avança vers la barre où, ayant prêté serment, il attendit. Avec son front chauve, ses yeux dont d’épais sourcils accusaient la lueur mauvaise et sa longue barbe, il donnait l’impression d’un bureaucrate vicieux. Rien en lui ne trahissait le moindre embarras ou la moindre crainte. Sûr de l’impunité que lui garantissaient ses accointances policières, il portait avec impudence le poids de son infamie. Le Président lui transmettait la question que venait de poser maître de Roux, l’un des avocats de la défense. Il écoutait tranquillement, puis, s’étant tourné vers le jury, il y répondait, débitant sans une hésitation, comme une leçon bien sue, ses mensonges préparés et appris. Mais parfois, à une question plus inquiétante, il se retournait brusquement, et c’était alors à Léon Daudet qu’il s’adressait directement, laissant malgré lui paraître, au cours du bref engagement qui suivait, un éclair de la joie cruelle qu’il éprouvait à pouvoir, à défaut d’un triomphe plus complet, faire du moins souffrir cet adversaire toujours impassible et qui recevait les coups sans chanceler.

Le jour était complètement tombé quand l’audience fut levée. Dans son impatience de pouvoir se retrouver seul au grand air de la nuit, Michel eût vite devancé la foule qui s’écoulait lentement par les couloirs et, choisissant l’issue la plus rapprochée, sortit par le grand escalier de la Place Dauphine. Il venait de franchir les grilles du Palais quand un piétinement le fit se retourner et il aperçut Léon Daudet. Reconnaissable au milieu du groupe silencieux et rapide des camelots qui lui faisaient escorte, il descendait l’escalier presque en courant, léger malgré sa corpulence, comme un chef pour qui le combat n’est que suspendu et qui se hâte de regagner son quartier général afin de préparer son plan en vue des luttes du lendemain. Le groupe n’avait pas atteint le trottoir que déjà, lancée à toute vitesse, une automobile arrivait ; son conducteur freinait brusquement, la portière s’ouvrait, et si rapidement qu’il était impossible de savoir si c’était à lui ou ses compagnons qu’était due l’impulsion qui le poussait en avant, Léon Daudet à l’intérieur, des camelots s’y engouffraient à sa suite, la portière claquait et tout aussitôt l’automobile, de chaque côté de laquelle d’autres camelots avaient sauté sur le marche-pied où ils se tenaient debout, repartait dans un grondement qui, presque immédiatement assourdi par le changement de vitesse, ne tardait pas à se perdre au milieu de l’immense rumeur de Paris. Aussitôt, malgré les groupes qui commençaient de la traverser, la place parut vide, comme si celui dont, en cet instant, la voiture disparaissait au tournant du quai en eut emporté toute la vie avec lui.

L’intérêt passionné que Michel prenait à ce drame pathétique était tel qu’il voulut assister à une nouvelle audience… Il apercevait aussi Bajot, muet comparse qui n’était qu’un pion sur l’échiquier où se jouait cette partie tragique engagée contre l’innocence par la bande de criminels auxquels le magistrat en  robe rouge qui occupait le siège du ministère public osait prêter sa voix. Cependant une forme noire, immobile au premier rang du public, attirait plus encore ses regards. C’était madame Léon Daudet, en grand deuil, aussi héroïque dans son calme apparent que son mari, qu’à distance elle soutenait de son ardent silence.

Il n’y avait pas là seulement des curieux, des amis ou des adversaires de Léon Daudet. Tous les coupables aussi étaient présents. Trop avilis pour sentir leur bassesse, ils allaient et venaient tranquillement, librement, à quelques pas de l’homme qu’ils bravaient de leur présence sans que lui parût même les remarquer. Mais Michel les regardait avec une curiosité intense. Celui-ci, c’était le commissaire Colombo, le meurtrier ; celui-là, Lannes, le contrôleur de la Sûreté générale et beau-frère de Poincaré ; cet autre, Delanges, le chef de cette même Sûreté. Plus loin, il voyait le rictus haineux de Noguères : Noguères, l’avocat du crime, qui déjà s’essayait sur un seul au rôle que, bien des années plus tard, devenu Président d’un nouveau Tribunal Révolutionnaire, il exercerait sans plus de remords et avec toujours la même haine sur tant d’autres innocents. Soudain, Michel se sentit pressé  contre quelqu’un qui passait en ce moment près de lui. Il tourna la tête et reconnut Le Flaoutter.
Le contact subit d’une chair putréfiée ne lui eut pas inspiré plus de dégoût, et sa répulsion fut telle que, comme on a besoin d’air pur après avoir respiré par mégarde quelque vapeur méphitique, il se dirigea vers madame Daudet. Son cœur débordait d’indignation et de pitié. S’il avait souffert, s’il souffrait de se trouver dans ce milieu abominable, quelle ne devait pas être sa souffrance à elle - elle qui voyait circuler librement le meurtrier de son enfant ! Il aurait voulu l’aider, la soutenir, contribuer à confondre les criminels. Il ne pouvait rien. Il était encore presque inconnu et sans aucun pouvoir. Désolé de son impuissance, il l’aborda pourtant et, s’étant nommé, lui dit simplement - bien loin de se douter que si cette affirmation était toute gratuite encore, il pourrait un jour lui en donner, retardée, mais décisive, la preuve qu’en cet instant laissait seule deviner l’altération de sa voix :
- Madame, croyez que je comprends votre souffrance et que Léon Daudet et vous avez en moi un ami.

Ce fut seulement après son retour à Hyères que Michel apprit le dénouement de ce grand drame. Non seulement Léon Daudet était condamné à six mois de prison, aux frais du procès, mais encore il avait à verser au chauffeur Bajot les cent mille francs de dommages-intérêts que celui-ci réclamait en tant que partie civile. Comment, avec cette preuve qu’il n’existait aucune justice sur la terre, Michel, eut-il pu espérer qu’elle s’exerçât jamais pour lui ? Il n’espéra plus et vécut dès lors dans un monde immobile.
Ces pages sont extraites de l’ouvrage de René Béhaine (1880-1966), Histoire d’une société, Editions Nivoit, 2006 (ouvrage disponible à l’Association Anthinéa au prix de 28 €).
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Recensions
La revue Lovendrin a eu l’excellente idée de publier l’intégralité du discours célèbre de Léon Daudet : « Défense des humanités gréco-latines ». Ce discours fut prononcé le 27 juin 1922 alors que Daudet était député à l’Assemblée Nationale et Léon Bérard ministre de l’Instruction publique. Daudet y défend l’utilité de l’enseignement du latin, dès la sixième, et du grec. Ils sont essentiels, dit-il, pour « la formation du jugement » et l’entraînement à « l’effort ». Qui plus est, les humanités gréco-latines  (langue, littérature, histoire) sont des connaissances « indispensables à la culture générale ».
L’intérêt de la publication d’aujourd’hui est de livrer non seulement le texte du discours de Léon Daudet, mais aussi la retranscription des débats. Avec des intervenants du niveau d’Edouard Herriot, de Léon Bérard et de Xavier Vallat, on ne pouvait avoir qu’un débat élevé, qui va jusqu’au principe : l’humanisme. Le débat sur le latin et le grec débouche, naturellement, sur un débat plus large : quelle conception de l’homme et quelle morale enseigner ? Léon Daudet pointe du doigt la morale kantienne et le criticisme kantien que la IIIe République a substitués au réalisme. « Kant a tué toute la métaphysique » estime Daudet.
Pour finir, Léon Daudet plaide pour que les instituteurs enseignent, lors de la dernière année du primaire, « les premiers rudiments du latin ». « L’enseignement, c’est le pain de l’esprit ». Ne refusez pas le pain des humanités classiques aux enfants qui n’iront jamais au collège, dit-il en substance.
Aujourd’hui où la scolarité est obligatoire jusque seize ans, le plaidoyer est encore plus pertinent.
Yves Chiron
Lovendrin, n° 19, septembre-octobre 2007, 16 pages, 3,50 € le numéro (règlement par chèque à l’ordre de Samuel Martin, 41 rue Vieille-du-Temple, 75004 Paris).
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Francis Bergeron publie un intéressant portrait de Léon Daudet. La collection « Qui suis-je ? » où paraît le volume a imposé des contraintes. Elles sont toutes, ou presque, bienvenues. Le récit biographique classique est orné, presque à chaque page, d’illustrations (photographies, dessins, gravures) qui, elles-mêmes, apprennent beaucoup de choses. Les annexes sont abondantes et utiles : une anthologie d’opinions et de jugements sur Daudet (d’Alain à Eric Vatré, en passant par Bainville, Brasillach, Geneviève Dormann, Kléber Haedens, Maurras, Proust et bien d’autres) ; un recueil de citations de Léon Daudet par thèmes (d’ « Activisme » à « Vieux », en passant par « Peuple », « Roi », « Réaction », etc.) ; une suite de portraits à charge ou à décharge extraits des écrits de Léon Daudet (Blum,  Briand, Claudel, Courteline, Jaurès, La Rocque, etc.). Il y a aussi une bibliographie des œuvres de Daudet et sur Daudet et une chronologie. L’ouvrage se termine, comme toujours dans cette collection, par une étude astrologique de Léon Daudet. C’est la partie la plus contestable du livre, mais somme toute il suffit de ne pas la lire si on ne veut pas perdre son temps.
À propos de la mort de Philippe Daudet, Francis Bergeron retient, à raison, la thèse du suicide. Et de manière pertinente il estime que l’ « engagement [de Léon Daudet] dans cette affaire, le militantisme qu’il déploya pour donner aux explications un cours différent de celui qui, au départ, s’imposait, furent un extraordinaire dérivatif pour lui permettre de supporter l’affreuse blessure d’une telle douleur. »
Philippe Bergeron nous dit que le roman de Léon Daudet, Les Bacchantes, publié en 1931, fut mis à l’Index des livres prohibés par le Saint-Office en 1932. C’est exact. Mais il aurait dû ajouter trois autres titres : Le voyage de Shakespeare, publié en 1896, fut mis à l’Index en 1927, et les deux ouvrages de défense de l’A.F. qu’il a présentés avec Charles Maurras (L’Action Française et le Vatican. Les pièces d’un procès et La politique du Vatican. Sous la terreur) ont été condamnés respectivement en 1927 et 1928.
Détails secondaires qui n’enlèvent rien à la grande qualité du livre, un des meilleurs qu’ait publiés Francis Bergeron.
Yves Chiron
Francis Bergeron, Léon Daudet, Editions Pardès (B.P. 11, 77880 Grez-sur-Loing), collection « Qui Suis-Je ? », 2007, 128 pages, 12 €.